mardi 30 mai 2017

BELLES PAGES 32: L'EXPORTATION DU MODÈLE D'UN PROCÈS ÉQUITABLE

SOMMAIRE
I - L’EXPORTATION DU MODÈLE DANS LA ZONE ASIE-PACIFIQUE
II – LE PROCÈS ÉQUITABLE DANS LA ZONE DE L’OCÉAN INDIEN

I – L’EXPORTATION DU MODÈLE DANS LA ZONE ASIE-PACIFIQUE
le rôle des auxiliaires de justice au service des citoyens dans un etat de droit -
expériences francophones comparées en zone asie-pacifique et en france
d’Ho Chi Minh Ville, le 18 novembre 1999
à
 Phnom Penh le 7 octobre 2011

Ce texte (publié en 2013 dans les mélanges offerts à Camille Jauffret-Spinosi) est la mise en forme contractée de deux rapports de synthèse que j’ai eu l’honneur de présenter à Ho Chi Minh Ville le 18 novembre 1999 et à Phnom Penh le 7 octobre 2011, sur le même thème du rôle des auxiliaires de justice au service des citoyens dans un Etat de droit, à l’occasion de deux colloques organisés par la Maison du droit vietnamo-française et l’Organisation internationale de la francophonie. La zone couverte est celle de l’Asie du Sud-Est et du Pacifique, avec le Cambodge, le Laos, la Thaïlande, le Vietnam et le Vanuatu, le tout comparé à la France. Au-delà de l’intérêt comparatif du thème, la mise en perspective, à douze ans d’intervalle, des évolutions dans chacun des pays étudiés, est significative d’un mouvement vers une sortie progressive (mais très rapide pour le Vietnam) du tout étatique pour une dose de professionnels libéraux, parfois officiers ministériels. On y verra l’effet de la mondialisation, mais aussi de l’influence passée et présente de la France dans ce qui fut l’Indochine française. On y verra aussi et surtout le progrès des idées de protection des droits fondamentaux des citoyens par l’effectivité de leur accès à la justice et au droit et par la garantie de prestations de qualité fournies par les professionnels libéraux, dans le respect de l’état de développement économique et social de chacun des pays étudiés.

            Voici venu le temps de la synthèse de nos travaux, le temps du rapporteur général. C’est toujours un exercice difficile que celui qui consiste à transcrire fidèlement les idées exprimées en plusieurs jours de travail, intense, fructueux, à synthétiser la diversité et la richesse des contributions présentées. Difficulté accrue aujourd’hui par la juxtaposition de plusieurs continents, Asie du Sud-Est, Europe et Pacifique (avec le Vanuatu), voire de systèmes juridiques aux fondements et aux finalités différents.
Aussi, commencerai-je ce rapport de synthèse par trois remarques d’impression générale :
La première impression générale de votre rapporteur c’est que ce choix d’expériences francophones dans les zones Asie du Sud-Est, Pacifique et France a été heureux. Il ne m’appartient pas de dire ici quelles conclusions il faudra en tirer pour l’avenir ; d’autres que moi le feront sans doute, juste après mon intervention, je pense notamment au discours conclusif de son Excellence Sidhra Prom, Secrétaire d’Etat à la justice du Cambodge. Mais je peux affirmer que la méthode des présentations générales suivies par des présentations plus spécifiques à certaines professions a permis de confronter la théorie, les développements conceptuels aux dures réalités de la pratique quotidienne du droit. Le temps a manqué pour tenir des ateliers comme cela avait été fait en 1999 à Ho Chi Minh Ville, mais cela n’a pas obéré l’excellence de nos travaux, car nous avons pu entrer dans le détail des réglementations nationales et c’est par la technique juridique de base que se forgent les concepts. Il me revient précisément de dégager de cette base technique les grandes idées forces du thème traité.
A cet égard, ma deuxième impression générale, au vu des rapports nationaux dont j’ai pu avoir connaissance préalablement à la tenue de ce colloque ou hier dans une présentation verbale, est que des évolutions majeures se sont produites depuis celui tenu sur le même thème à Ho Chi Minh Ville en novembre 1999, sous l’égide, notamment, de la Maison du droit vietnamo-française et pour lequel j’étais (déjà) rapporteur de synthèse: ainsi (par ordre alphabétique), le Cambodge connaît désormais, depuis 2001, le notariat à titre de profession libérale (et 3 notaires ont été nommés) ; la France a supprimé les avoués d’appel avec effet au 1er janvier 2012 par absorption de cette profession dans celle d’avocat et des menaces ont pesé sur d’autres professions dans le rapport de Jacques Attali au Président de la République et dans les conditions d’installation de la Commission Darrois dont j’ai parlé hier dans mon rapport introductif ; le Laos a séparé les fonctions d’agent d’exécution de celles de greffiers depuis une loi du 15 mai 2004, même si toutes les professions judiciaires de cet pays relèvent encore d’un statut étatique ; le Vietnam est sans doute le pays qui a le plus évolué depuis 1999, « dans un objectif de libéralisation de l’activité judiciaire » et « pour répondre aux exigences de l’intégration économique mondiale » nous a-t-on dit : ainsi, les avocats sont en progression quantitative constante, une ordonnance de 2001 (aujourd’hui abrogée) a accru leur champ d’intervention qui n’est plus limité aujourd’hui au contentieux, une loi sur les avocats a été adoptée le 29 juin 2006 pour une entrée en vigueur le 1er janvier 2007 et la Ligue des avocats vietnamiens est née en mai 2009 ; le notariat est devenu une profession libérale par une loi du 29 novembre 2006 et si les agents d’exécution demeurent massivement des fonctionnaires, une expérimentation d’huissiers de justice libéraux est menée à Ho Chi Minh ville (avec cinq huissiers libéraux en fonction à la date d’octobre 2011). J’y reviendrai au cours de ce rapport de synthèse.
Ma troisième impression générale c’est que, en raison de la richesse des communications nationales présentées, de la diversité des systèmes juridiques étudiés, de la pertinence des questions posées par les participants à ce colloque, il m’est apparu nécessaire, en fin de colloque, de conceptualiser le foisonnement des idées exprimées pour en dégager la substance essentielle, bref de revenir aux notions essentielles distillées dans chacune des contributions nationales et que, peut-être, la forêt très dense de nos travaux, cachait.
C’est sans doute pour cette raison que les organisateurs de ce colloque ont souhaité confier la responsabilité du rapport introductif et de la synthèse à un universitaire rompu au droit comparé, par ses travaux bien sûr, mais surtout pour avoir vécu, enseigné ou participé à l’œuvre législative, en France, au Vietnam et dans un pays africain (le Sénégal de 1975 à 1980). Je vois dans ce choix un double symbole :
- celui de la comparaison loyale et transparente de systèmes juridiques certes différents, mais qui peuvent avoir en commun bien des traits ;
- le symbole du retour permanent à l’Université, au-delà de la diversité des professions juridiques et judiciaires.
Revenir aux concepts essentiels.
Après avoir souligné, dans le rapport introductif, les mouvements de fond qui affectent les différentes professions d’auxiliaires de justice, sous la pression des contraintes économiques et sociales et de la mondialisation (cf. le rapport de la Banque mondiale Doing business), je voudrais marquer les convergences et divergences de nos systèmes juridiques, souligner les difficultés rencontrées de part et d’autre.
Vous voudrez bien m’excuser si les nuances de vos propos, les subtilités de vos interventions ne sont pas toujours fidèlement rendues ; la synthèse dans un temps très court a parfois un effet réducteur.
Le thème traité porte en lui-même deux questions :
- La première question est celle de la notion d’auxiliaire de justice. Cette question ayant été traitée dans le rapport introductif, je n’y reviendrai pas maintenant, sauf à noter qu’au niveau des chiffres, les disparités sont sensibles.
Pour les avocats par exemple et par ordre croissant d’avocats rapportés au nombre d’habitants :
- 1 avocat pour environ 40 000 habitants au Laos (contre 170 000 en 1999) ;
- 1 pour environ 23 000 au Cambodge (contre 77 000 en 1999) ;
- 1 pour 7 000 au Vietnam (si l’on compte les stagiaires à la date de septembre 2011, contre 1 pour 80 000 en 1999, évolution spectaculaire) ;
- 1 pour 1300 en France ;
- et 1 pour 1200 en Thaïlande (contre 1800 en 1999).
De même, 103 notaires au Laos et 418 offices ou études notariales au Vietnam (134 offices publics et 274 études libérales), avec 700 notaires nommés en 4 ans contre 9100 en France (7 500 en 1999).
- La seconde question posée par le thème choisi porte sur le lien entre les auxiliaires de justice et les citoyens, plus exactement sur la nature des services qu’ils sont censés leur apporter.  C’est toute la question de leur rôle. C’est tout le sujet de ce colloque.
Mais derrière la notion de services rendus aux citoyens, se profile la notion d’organisation et de fonctionnement démocratique du service de la justice, voire la notion d’Etat de droit, notions plus porteuses d’idéologie que celle de services rendus.
- A première vue, ce n’est que de manière subsidiaire que les auxiliaires de justice concourent au service de la justice par les services qu’ils rendent aux citoyens, en complément de l’activité des juges. En effet, il revient aux juges, aux membres de l’autorité judiciaire stricto sensu, de garantir l’accès à la justice, de participer à la construction d’un Etat de droit. Et il est vrai qu’on conçoit mal un véritable service de la justice, indépendant et impartial, pour tout dire un Etat de droit, sans autorité judiciaire, sans juges présentant eux-mêmes ces deux qualités.
- A y regarder de plus près, cette première approche n’exclut pas pour autant un rôle plus direct des auxiliaires de justice dans l’organisation et le fonctionnement démocratique du service de la justice, donc dans la construction d’un Etat de droit. Raisonnons par l’absurde : peut-on concevoir un service de la justice sans eux, quel que soit leur statut, fonctionnaire ou professionnel libéral ? Imagine-t-on que nous aurions pu parler pendant un jour et demi du rôle des auxiliaires de justice au service des citoyens, si ces professionnels du droit n’étaient pas indispensables à l’organisation et au fonctionnement du service de la justice ? Les auxiliaires de justice sont indispensables au service de la justice, à son édification. Reste la double question : pourquoi et comment ?
Pourquoi les auxiliaires de justice sont-ils indispensables à l’édification du service de la justice dans un Etat de droit ? La réponse, je crois, peut être trouvée dans l’idée que les auxiliaires de justice sont les garants de l’effectivité des droits des citoyens. Ce sont eux qui, au-delà des garanties formelles reconnues par l’Etat aux citoyens, rendent réels, effectifs, les droits de ces mêmes citoyens. Rien ne sert d’avoir des droits théoriques, même garantis par la Constitution, si l’effectivité n’en est pas assurée. Et le rôle premier des auxiliaires de justice est d’assurer cette effectivité. Leur présence ici en est l’illustration.
Comment les auxiliaires de justice deviennent-ils indispensables à l’édification du service de la justice dans un Etat de droit ? C’est le second aspect du thème. La réponse doit être recherchée dans les garanties qu’offrent les auxiliaires de justice, qu’ils doivent offrir aux citoyens : ils doivent leur offrir des prestations de qualité, grâce à leur compétence et à leur indépendance.
Et c’est pourquoi, j’aborderai successivement :
- dans une première partie, la garantie, par les auxiliaires de justice, de l’effectivité des droits des citoyens ;
- dans une seconde partie, la garantie, par les auxiliaires de justice, de prestations de qualité.

i. la garantie, par les auxiliaires de justice, de l’effectivité des droits des citoyens

 C’est une vision plus moderne que celle de Montesquieu dans L’esprit des Lois qu’il faut aujourd’hui adopter et développer : l’Etat de droit ne peut exister si l’effectivité des droits des citoyens n’est pas assurée. Il ne suffit pas, pour qu’un Etat de droit existe, que les droits des citoyens soient garantis formellement par la Constitution, par les textes de lois. Encore faut-il que l’Etat fasse tout ce qui est son pouvoir pour assurer cette effectivité.
Et dans la réalisation de cette effectivité, les auxiliaires de justice ont un rôle essentiel à jouer, chacun selon sa mission qui trouve ici sa légitimité. Tous ont une mission spécifique ; certaines se recoupent, mais comme les pièces d’un puzzle, elles se rassemblent, s’ordonnent autour de deux axes :
- en premier lieu, une mission traditionnelle d’accès à la Justice ; le rôle des auxiliaires de justice est de garantir l’effectivité de l’accès à la Justice (A) ;
- en second lieu, une mission plus récente, plus moderne, d’accès au droit (B). Là encore, les auxiliaires de justice ont un rôle essentiel à jouer dans la garantie de l’effectivité de ce droit.

a) la garantie de l’effectivité de l’accès à la justice

 Toutes les professions envisagées lors de ce colloque, ne sont pas concernées, à titre principal, par ce rôle de garant de l’effectivité de droit, pour chaque citoyen, d’accéder à la Justice. On y trouve, naturellement et en première ligne, les avocats et les huissiers de justice, puis les experts et les administrateurs judiciaires et mandataires liquidateurs, même si ceux-ci n’ont pas fait l’objet, à Phnom Penh, de rapports spécifiques (ce qui ne fut pas le cas à Ho Chi Minh Ville en 1999, ces deux activités ou professions étant alors représentées et ayant fait l’objet de tables rondes et de rapports spécifiques). Mais il n’y a pas de hiérarchie entre eux. Chacun va intervenir, à sa place, à sa manière, selon sa mission traditionnelle dans l’un ou l’autre des trois aspects du droit d’accès à la Justice. En effet, selon les évolutions conceptuelles les plus récentes, le droit d’accès à la Justice est un triptyque qui englobe désormais trois aspects : le droit à un juge ; le droit à un bon juge ; le droit à l’exécution de la décision du juge. Pour chacun de ces trois aspects, un ou plusieurs auxiliaires de justice vont intervenir pour en garantir l’effectivité.

a) Le droit effectif à un juge d’abord
Rendre effectif le droit à un juge c’est, pour l’Etat, grâce à l’intervention des auxiliaires de justice qu’il doit protéger et promouvoir, lever tous les obstacles à l’accès des citoyens à la justice. Obstacles matériels, tels que l’excès de formalisme, mais aussi obstacles financiers résultant de l’insuffisance des ressources des parties.

Obstacles matériels.
A ce stade, c’est l’avocat qui joue le rôle le plus important. Et on retrouve toutes ses missions. Par son rôle d’assistance et parfois de représentation, il va rendre effectif l’accès à un juge en levant, pour son client, tous les obstacles matériels d’accès à la Justice. Il accomplira les formalités exigées par la loi pour introduire l’action, pour présenter une défense, etc.. Il plaidera de manière convaincante. Il accédera au dossier ; il l’expliquera à son client. Parfois, il le lui communiquera en entier ou en extraits. La représentation par un auxiliaire de justice doit être obligatoire, car chaque citoyen doit pouvoir bénéficier de l’aide d’un professionnel du droit ; c’est en fait une question financière.

Obstacles financiers.
C’est le système de l’aide juridique et, au pénal, de la commission d’office. L’avocat a ici un rôle essentiel à jouer. Sur ce point, la différence de développement économique entre les Etats étudiés est importante, de même que la différence de statut. Si l’auxiliaire de justice est un fonctionnaire payé par l’Etat, le coût de sa participation est directement pris en charge par le budget de l’Etat ; si c’est un professionnel libéral, il faut organiser un système d’aide juridique. Il est significatif à cet égard que dans son rapport sur la profession d’avocat au Vietnam, M. Nguyen Van Chien, Vice-Bâtonnier du Barreau de Hanoï, ait insisté, au titre du champ d’activité professionnelle de l’avocat, sur l’implication des avocats dans l’aide juridictionnelle aux plus pauvres, à côté de leur activité contentieuse et de consultation juridique.

b) Le droit effectif à une bonne justice ensuite
Le rôle de l’auxiliaire de justice est ici non moins essentiel. Au fil des ans, la notion de droit à une bonne justice s’est affinée ; elle recouvre plusieurs aspects : la publicité de la justice, l’indépendance et l’impartialité du juge, le délai raisonnable de la procédure engagée. Sur tous ces points, les trois auxiliaires de justice cités ont un rôle actif dans l’effectivité de ce droit.
Les auxiliaires de justice doivent éclairer le juge. L’avocat en assistant et/ou en représentant les parties, en présentant au juge les faits, mais aussi le droit, contribue à une bonne justice. Plus sa compétence est grande, plus son professionnalisme est affirmé, mieux il éclaire le juge. Le bon professionnel du droit, le bon avocat, fait le bon juge et le bon procès. L’expert éclaire le juge en fait, jamais en droit. Il peut s’entourer de l’avis d’un autre technicien ; il recueille les observations des parties.
Les auxiliaires de justice ont aussi un rôle à jouer dans l’accélération ou non des procès. Selon la célérité ou non des diligences de l’avocat ou de l’expert par exemple, le procès avancera plus ou moins vite vers son issue. Le juge leur enjoint des délais. Ils devront les respecter. C’est dans la collaboration des acteurs de la justice que se réalise l’effectivité du droit à un bon juge.

c) Le droit à l’exécution effective de la décision du juge enfin
Chaque justiciable a droit à ce que l’Etat mette tout en œuvre pour assurer l’effectivité de l’exécution des décisions de justice.
- En France, les huissiers de justice ont un rôle essentiel à jouer. Par leur compétence, par leur longue tradition historique, par leur expérience professionnelle acquise sur le terrain, par leur indépendance, par leur délégation de puissance publique, les huissiers de justice assurent, en France, une grande part de l’effectivité de l’exécution des décisions de justice. J’ai cru comprendre que le Vietnam s’orientait vers la reconnaissance du rôle éminent des huissiers de justice libéraux, changement notable depuis 1999. L’autre part est accomplie par le droit des voies d’exécution et la possibilité de recourir à la force publique pour aider l’huissier de justice dans sa mission d’exécution. A défaut de prêter le concours de la force publique, l’Etat doit indemniser le justiciable.
- Dans les autres Etats participants au colloque, ceux qui ne connaissent pas la profession d’huissier de justice mais des agents de l’Etat, le problème est d’assurer la même garantie d’effectivité de l’exécution des décisions de justice, sans cette expérience que je viens de souligner. Et sans la rémunération directe de l’agent d’exécution par l’une des parties, mais par l’Etat.

En conclusion, on constate, par ce tableau rapide du droit traditionnel d’accès à la Justice, que les auxiliaires de justice, qu’ils soient auxiliaires des parties ou auxiliaires du juge, ont un rôle essentiel à jouer pour assurer l’effectivité de cet accès. Ce sont eux qui constituent l’interface entre le citoyen et le juge. Sans eux, l’effectivité du droit d’accéder à un juge ne peut pas être assurée et cela quel que soit le niveau de développement économique atteint dans nos Etats respectifs. Mais au delà de la diversité de ces niveaux de développement, on aperçoit une évolution commune vers une nouvelle mission des auxiliaires de justice dans l’accès au droit et non plus seulement à la justice. Là encore, les auxiliaires de justice ont un rôle à jouer pour garantir l’effectivité de ce droit d’accéder au droit.
 b) la garantie d’un accès effectif au droit
Cette garantie est non moins essentielle aux citoyens. Elle se développe dans deux directions, l’une classique, l’autre plus moderne.

a) La garantie traditionnelle
Elle est assurée traditionnellement, dans le domaine du contrat, par les notaires et, parfois, lorsqu’il en existe encore (au Vanuatu par exemple), par les conseils juridiques. Mais les avocats sont aussi des rédacteurs d’actes. Et les huissiers de justice sont concernés par la sécurité de l’information qu’ils doivent délivrer. Ce sont donc quatre professions qui sont ici intéressées, qui ont un rôle à jouer dans l’effectivité de l’accès au droit.

1) Pour la rédaction des actes, les quatre professions interviennent, à des titres divers et à des degrés différents selon nos pays. La présence de l’auxiliaire de justice aux côtés des parties est essentielle.
- S’agissant des notaires, on insistera sur leur rôle éminent dans la vente d’immeuble, notamment avec prêt hypothécaire, même si celle-ci est aujourd’hui, en France, très réglementée, trop complexe et que l’enchevêtrement des réglementations n’est pas le meilleur aspect du modèle français.
- S’agissant des avocats, l’évolution de la France et du Vietnam semble désormais convergente : en France, pour renforcer le rôle des avocats dans la rédaction des actes après l’absorption des conseils juridiques par la loi du 31 décembre 1990, la loi n° 2011-331 du 28 mars 2011 a créé l’acte sous signature d’avocat, c'est-à-dire contresigné par l’avocat de chacune des parties, avocats qui attestent avoir éclairé pleinement leurs clients sur les conséquences juridiques de l’acte ; et si cet acte, n’a pas la valeur d’un acte authentique au regard de la date certaine et de la force exécutoire, il fait pleine foi de l’écriture et de la signature des parties, tant à leur égard qu’envers leurs héritiers ou ayants-cause (art. 66-3-1 à 66-3-3 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971). Le Vietnam, de son côté, a élargi le champ d’activité des avocats dans le domaine des affaires, des investissements et du commerce pour leur permettre de se spécialiser dans l’assistance aux entreprises lors des négociations en vue de signer des contrats ; cette extension nouvelle, à effet au 1er janvier 2007, tranche avec la situation qui prévalait en 1999, lorsque le Vietnam réservait aux conseils juridiques, spécialement créés à cet effet, le droit des contrats et des sociétés ; ceux-ci ont disparu et il ne pouvait guère en aller autrement : comment en effet, accepter, comme c’était le cas jusqu’aux réformes de 2001 et 2006, que les avocats vietnamiens soient exclus de cette activité de conseil, mais que des avocats étrangers puissent assistés les conseils juridiques vietnamiens dans la négociation et la rédaction de ces contrats internationaux ? Situation intenable et qui n’a pas résisté aux coups de boutoir de la mondialisation.

2) Pour la signification des actes. La garantie de l’effectivité de l’accès au droit est assurée par les huissiers de justice en France, les agents d’exécution partout ailleurs, sauf à mentionner la mise en place, à titre expérimental, d’huissiers de justice libéraux au Vietnam, dans la ville d’Ho Chi Minh Ville (cinq à la date d’octobre 2011). C’est ici un fort besoin de sécurité juridique dans l’information qui est ressenti : l’information sécurisée participe de l’effectivité de l’accès au droit. Que serait cette effectivité sans la présence d’un auxiliaire de justice qu’il soit huissier de justice ou agent d’exécution ?

b) La garantie plus moderne de l’accès au droit
L’accès au droit c’est aussi une mission nouvelle que nos Etats entendent confier aux auxiliaires de justice dont le rôle en sort renforcé.
- Pour le Vietnam, parmi les quatre missions assignées aux auxiliaires de justice par l’Etat, deux au moins les situent en marge de la justice, à côté en tout cas. Il s’agit « de la participation des auxiliaires de justice à la réduction des infractions à la loi et des contentieux » et « à l’allégement des charges des juridictions ». J’ai cru retrouver dans ces deux objectifs, notamment le second, le mouvement qui se développe aujourd’hui en France en faveur des modes alternatifs de règlement des conflits (les MARC en français, les ADR pour Alternative dispute resolution en anglais). Le temps de la médiation et de la conciliation est à la mode aujourd’hui en France. Il rejoint les préoccupations vietnamiennes. Au-delà, cette recherche de la conciliation n’est elle pas le retour à une société plus humaine, plus fraternelle ? La convergence est frappante entre ces deux pays.
Ce retour à plus de conciliation et de fraternité dans les relations humaines ne peut se faire sans la présence des auxiliaires de justice. Le retour à la conciliation et le recours aux MARC, ne doit pas constituer une régression du Droit : le Droit suppose, même dans une procédure de médiation/conciliation, que les droits des parties soient garantis, que l’effectivité de leur accès au Droit soit assurée. A cet égard, seule la présence des auxiliaires de justice peut garantir cette effectivité ; c’est sans doute pour cette raison que les huissiers de justice viennent de se voir reconnaître la possibilité d’être médiateurs par un décret n° 2011- 1173 du 23 septembre 2011. Toute évolution vers des modes de résolution des conflits sans la présence des auxiliaires de justice serait une régression. Avec le Doyen Carbonnier, je crois profondément que l’accès au Droit n’est pas seulement « un baiser de paix » ; c’est aussi savoir peser les arguments de chacun dans la balance de la Justice. A ce titre, il apparaît très vite que les MARC ne sont pas, ne doivent pas devenir un substitut à la présence des auxiliaires de justice. La raison en est simple : seuls les auxiliaires de justice offrent aux parties les garanties de prestations de qualité.

ii. la garantie, par les auxiliaires de justice, de prestations de qualité

 La présence des auxiliaires de justice aux côtés des parties ne doit pas être illusoire. Pour garantir l’effectivité du double accès à la Justice et au Droit, les auxiliaires de justice doivent présenter des garanties de compétence (A) et d’indépendance (B). C’est par cette double qualité que les auxiliaires de justice peuvent jouer leur rôle dans l’organisation et le fonctionnement démocratique du service de la justice digne d’un Etat de droit. C’est ici que les conceptions différentes des Etats, profession libérale d’un côté, fonctionnaires de l’autre, système mixte parfois, les distinguent le plus, sans pour autant, nous le verrons, s’opposer. Après tout, s’agissant des greffiers, la France connaît les deux systèmes et qui dirait ici que les uns sont plus compétents ou indépendants que les autres ?
 a) la garantie de compétence
Elle doit être offerte à trois niveaux.

a) Garantie de compétence dans le recrutement
Un point commun dans le recrutement, au-delà de quelques nuances d’adaptation aux exigences de chaque Etat, concerne la triple exigence de diplôme, de stage et de qualités morales. Et cela, quel que soit le statut de l’auxiliaire de justice, professionnel libéral ou fonctionnaire. Il est vrai que, parfois, le diplôme ne sera pas toujours juridique ; on le comprend pour les experts qui ne sont pas choisis pour leurs qualités juridiques mais leurs qualités de technique professionnelle dans leur secteur d’activité de référence. On le comprend moins pour d’autres professions où l’expérience professionnelle peut remplacer le diplôme. Ce n’est peut-être, à mon sens, qu’une période provisoire, de transition. L’évolution vers des exigences accrues en matière de recrutement des professionnels du droit que sont les auxiliaires de justice, ne peut qu’aller vers un renforcement de l’Etat de droit. Toute l’évolution que chacun de vous a retracée pour le droit de son pays et pour chaque profession étudiée va en ce sens. Ainsi, au Cambodge, depuis une loi de 2008, l’Académie royale des professions judiciaires, école unique pour toutes ces professions, regroupe cinq départements : l’un pour les magistrats (55 élèves en 2011), un autre pour les greffiers, fonctionnaires d’Etat (81 élèves pour la première promotion en 2011), un troisième pour les avocats (46 élèves en 2011), un quatrième pour les huissiers de justice, ici appelés « bailiffs », à consonance anglophone forte (200 élèves inscrits en 2011), enfin un cinquième et dernier pour les notaires, mais non encore ouvert à la date d’octobre 2011.

b) Garantie de compétence dans la formation permanente
L’exigence vaut pour tous les auxiliaires de justice, qu’ils soient fonctionnaires ou professionnels libéraux. La différence de statut n’a pas ici d’impact. La tendance contemporaine commune est au développement de cette exigence de formation continue.
A titre personnel d’ailleurs, mon opinion est qu’il ne faut pas allonger à l’excès la durée de la formation initiale, parce que la formation continue tout au long de la vie professionnelle est et doit être organisée et rendue obligatoire. C’est l’orientation qu’a prise la France avec son extension à toutes les professions judiciaires et juridiques qui ne la connaissaient pas encore, par le décret n° 2011- 1230 du 3 octobre 2011.
c) Sanction de la compétence dans la mise en œuvre de la responsabilité de l’auxiliaire de justice
A cet égard, la différence de statut est fondamentale.
- Si l’auxiliaire de justice est un fonctionnaire, c’est l’Etat qui assumera les conséquences de ses fautes, de ses manquements aux règles de sa fonction. Avec ou sans action récursoire. Avec ou sans chance de succès.
- Si l’auxiliaire de justice est un professionnel libéral, sa responsabilité civile sera recherchée en justice sur le fondement classique de la faute, du préjudice et du lien de causalité. L’appréciation de la faute s’aggrave en France pour tous les professionnels libéraux, y compris pour les auxiliaires de justice. En réalité, dans le système économique de marché, derrière la responsabilité individuelle, il y a une « socialisation », au sens d’une mutualisation du risque par la technique de l’assurance et par les Caisses de garantie.
Au final, la différence dans la responsabilité civile de l’auxiliaire de justice n’est pas si forte qu’on pourrait le penser, sauf que l’Etat n’a pas à payer pour les fautes des auxiliaires de justice libéraux.

b) la garantie d’indépendance

             Si l’impartialité est une vertu, l’indépendance est un statut.
A priori, on pourrait donc penser que l’indépendance est moins assurée dans le cadre du fonctionnariat que dans celui de l’exercice libéral d’une profession. Il faut se garder d’une vision trop simpliste des choses. Les magistrats et les professeurs d’Université sont des fonctionnaires en France ; qui oserait prétendre qu’ils ne sont pas indépendants ? Tout dépend des garanties statutaires dont ils peuvent bénéficier et des organes de contrôle mis en place.
En réalité, c’est ailleurs que dans le seul statut qu’il faut rechercher les garanties d’indépendance des auxiliaires de justice. C’est à la fois dans les exigences déontologiques individuelles et dans les garanties collectives de structure, organiques.

a) Les exigences déontologiques
Ces exigences individuelles doivent être fortes, portées au plus haut niveau. Nous avons pu entendre que c’était le cas dans nos pays respectifs avec l’interdiction du cumul d’activité, qu’on soit auxiliaire de justice professionnel libéral ou fonctionnaire. Certes, il y a des exceptions, mais le principe doit rester la règle du non-cumul ; on l’a bien entendu hier avec le débat très vif, qui s’est engagé, pour le Cambodge, avec un avocat-notaire. La raison en est, notamment, d’éviter les conflits d’intérêts.
C’est aussi, toujours à titre individuel, la réglementation des conflits d’intérêts. L’auxiliaire de justice ne peut s’occuper, en même temps, et parfois successivement dans le temps, des intérêts opposés de deux clients.
C’est encore la règle du libre choix par les parties de leur auxiliaire de justice.
C’est enfin, la liberté de parole de l’auxiliaire de justice et le respect de son secret professionnel par les tiers.
Pour toutes ces garanties individuelles, le rôle des codes de déontologie est essentiel. Ces codes et règlements seront bien souvent l’œuvre des organes collectifs de la profession concernée, ce qui implique, une garantie collective de leur indépendance. Et j’ai relevé que lorsque ces codes n’existaient pas encore pour une profession, l’Etat concerné s’engageait dans la voie de leur élaboration ; ainsi pour la toute jeune profession notariale libérale au Vietnam, un code de déontologie est en cours d’élaboration. Il en est de même en France pour la profession d’huissiers de justice.

b) La garantie collective d’indépendance
Cette garantie ne peut pas être la même selon le statut de l’auxiliaire de justice. C’est ici que s’opposent le plus fortement le statut libéral et celui de fonctionnaire. Les premiers ont créé des ordres, des chambres, des compagnies (France), voire des Ligues (Vietnam). Peu importe le nom, l’essentiel c’est qu’ils s’auto-gèrent. Ils sont à la fois le glaive et le bouclier des auxiliaires de justice :
- le glaive lorsqu’ils sanctionnent leurs membres pour leurs manquements aux exigences déontologiques de leur profession ;
- le bouclier lorsqu’ils protègent leurs membres contre les velléités d’intervention, de pression des tiers sur l’exercice des missions qui leur sont confiées au bénéfice de leurs clients.
            L’auxiliaire de justice professionnel libéral, parce qu’il participe au service public de la justice, parce qu’il apporte des prestations de qualité, parce que le client lui fait confiance, doit être protégé collectivement par son ordre, son Barreau, etc.., dans l’exercice individuel de sa profession. C’est une exigence forte de l’Etat de droit.
Cette exigence se retrouve lorsque l’auxiliaire de justice est un fonctionnaire, mais elle prendra d’autres formes : conseil de discipline pour les manquements aux règles du statut ; protection de l’autorité hiérarchique pour les atteintes à son indépendance. Et, au final, protection par l’autorité politique, par le ministre de tutelle.
Tout est question d’esprit, plus que de lois, même s’il est vrai qu’un statut peut favoriser davantage l’indépendance qu’un autre, par la responsabilité professionnelle qu’il exige de celui qui exerce cette fonction.
Xxx
En guise de conclusion,
je dirai que les auxiliaires de justice sont les garants de l’organisation et du fonctionnement démocratique du service de la justice dans un Etat de droit.
Au-delà de ce postulat, tout est question de tradition, d’histoire, de culture, de développement économique et d’organisation sociale. Il n’y a pas de recettes miracles, de solutions prêtes à être importées. Il n’y a que des solutions que chaque pays doit bâtir, lui-même, en s’instruisant des exemples des autres mais en conservant ses racines. L’intérêt d’une étude comparative n’est jamais d’imposer une solution. Il est toujours de s’instruire puis de faire ses choix.
Le droit comparé c’est d’abord le respect de l’autre. A chacun ses choix, ses préférences ; tout est évolutif et nul ne détient la vérité dans les modalités d’application. Il n’y a qu’un principe qui s’impose : la Justice est une valeur universelle, commune à la communauté des Etats et les auxiliaires de justice sont au service de leurs concitoyens, de cette Justice.
En ce sens, l’organisation et le fonctionnement démocratique du service de la justice dans un Etat de droit, ne constituent jamais un acquis définitif. Ils restent un objectif, un idéal à atteindre.
Je pense qu’au cours de nos travaux vous avez tous contribué à le faire progresser et pour cela, ne serait-ce que pour cela, je vous en remercie et vous donne rendez-vous dans 10 ans pour un autre bilan des évolutions qui ne manqueront pas de se produire dans nos pays respectifs. Je suis certain que la vitalité de la Maison du droit vietnamo-française et l’aide de l’Organisation internationale de la Francophonie sauront encore faire merveille et permettront de nous retrouver, avec d’autres, pour constater les progrès accomplis et réfléchir sur le chemin qu’il restera alors à parcourir.


II – LE PROCÈS ÉQUITABLE DANS LA ZONE DE L’OCÉAN INDIEN
Le procès équitable
approche comparée des droits
des pays de la zone sud-ouest de l’océan indien
(Comores/Madagascar/Maurice/Mayotte/Mozambique/Réunion/Seychelles)

Rapport de synthèse prononcé à l’Île Maurice
Hôtel Legends
le 25 novembre 2006
au colloque de l’Association des juristes de l’Océan indien


Comparer l’incomparable, n’est-ce pas le défi que les organisateurs de ce colloque ont voulu lancer à ceux qui, naïfs ou audacieux, ont accepté d’intervenir lors de cette manifestation ? Merci tout d’abord à ces organisateurs, spécialement à nos hôtes mauriciens et en particulier à M. Sanjay Bhukory, qui ont pris le risque d’un thème, non pas polémique entre des Etats souverains, mais qui peut, tout de même, donner lieu à des interprétations différentes, selon la nature des systèmes juridiques et la sensibilité socio-culturelle de chacun. Encore que les communications et les débats ont montré que les différences ne sont peut-être pas aussi importantes qu’une approche superficielle pourrait le laisser croire et certainement pas là où l’on pouvait les attendre.

Un rapport de synthèse, chacun le sait bien ici, n’est pas un exercice facile de reprise pure et simple des apports de chacun ; c’est, au-delà de la diversité de vos approches, le moment où celui qui en est chargé, se doit de tirer la substantifique moëlle des propos de chacun, sans en dénaturer l’esprit, mais en essayant de dégager des idées forces, caractéristiques de nos débats.

 Le sujet était, ne l’oublions pas, celui d’une approche comparée du procès équitable dans les droits de sept pays de la zone sud-ouest de l’Océan indien (encore que les Seychelles n’étaient pas représentés, mais leur système juridique fut abordé par plusieurs orateurs). Sans m’attarder sur la délimitation géographique de cette zone, j’ai fait porter ma réflexion sur la notion d’approche comparée. On l’a vu d’emblée avec le plan de ce colloque, dont les deux parties suggèrent un plan, peut-être même une dichotomie, il y aurait d’un côté « les exigences générales du procès équitable », dans ses exigences relatives au tribunal et au procès, de l’autre, comme en écho, « les résonances locales du procès équitable » ; et celles-ci concerneraient tant les juridictions que les procès hors juridiction ; avec, en plus, une difficulté, liée à la distinction de l’arbitrage et des justices coutumières ou cadiales (Mayotte et Comores). Ce découpage présente l’immense avantage de présenter les unes après les autres les formes de procès que l’on connaît de ce côté ci de la planète, sous le regard des exigences internationales d’une bonne Justice et d’un point de vue quasi pédagogique. En revanche, cette présentation occulte la caractéristique fondamentale du procès équitable, en tout cas tel que je le conçois, à savoir que c’est une exigence universelle qui ne peut souffrir de trop d’exceptions dans ses exigences concrètes de garanties, au nom de la satisfaction des particularismes locaux, sans risquer d’être totalement dénaturé. En ce domaine de la Justice et du procès équitable, on ne peut être (trop) souverainiste ; l’universalisme est de mise. Et si la Justice est plurielle dans ses formes, elle est unique dans ses exigences de garanties offertes aux justiciables. Et pour avoir autrefois enseigné le droit musulman (et publié de nombreux écrits), notamment dans ses aspects juridictionnels et de droit substantiel du mariage, de la filiation et du droit patrimonial de la famille, pour avoir aussi étudié la coutume ouloff islamisée appliquée devant des tribunaux coutumiers, je peux affirmer que si des différences de fond peuvent être parfaitement acceptées et justifiées dans les relations qui fondent le statut personnel des citoyens, il ne peut en aller de même dans les garanties procédurales qui viennent conforter ce ou ces droits substantiels, lorsqu’un conflit survient. 

J’ai donc perçu deux niveaux d’entrée dans ce sujet : celui des principes dont la proclamation est toujours aisée ; mais aussi celui de l’effectivité du droit à un procès équitable et là, j’ai ressenti, par un regard qui fuyait, une voix qui se brisait, une main qui se crispait, plus de réserves, de retenues, voire de souffrances morales dans le décalage subi entre certains Etats et d’autres, presque cinquante ans après les indépendances.

C’est pourquoi, je souhaiterais, en guise de synthèse, souligner les points communs à tous les droits que nous avons étudiés pendant ces deux jours et cela à trois points de vue, qui correspondant à trois questions :

- d’où vient le procès équitable : c’est la question de ses origines (I),

- où en est-il : c’est la question du contenu des garanties du procès équitable (II),

- enfin, où va-t-il : c’est la question des confins de ce modèle de procès (III).

Aux origines, au cœur et aux confins du procès équitable, tel est la démarche que je vous propose de suivre pour rendre compte de la richesse de vos interventions. C’est donc à un double voyage dans le temps et dans l’espace auquel je vous invite ; comme dans le monde d’Einstein, le temps et l’espace se confondent ; c’est donc un voyage agité qui devra surfer sur les vagues de la Justice et de l’Equité.



i) aux origines du procès équitable


 D'où vient l’expression « procès équitable »? L’universalité du procès équitable se manifeste dans le temps et dans l’espace. Nous commencerons par un peu d’histoire (universelle), avant de poursuivre par quelques éléments de droit comparé, avec la confrontation, ici même, dans cette zone de l’océan indien, entre deux grands systèmes juridiques, le droit romano-germanique et la common law.

 A)    Un peu d’histoire universelle



D’un point de vue historique, il faut insister en effet, sur l’enracinement ancien et profond de l’expression, au-delà des textes contemporains, dans pratiquement toutes les civilisations. Mais l’équité précède l’équitable.


a) Dans l’expression « procès équitable », avant équitable il y a procès, ainsi que l’a rappelé, pour en faire l’entrée et la sortie de sa communication, Madame Corinne Robaczewski. Pourtant, en France en tout cas, on chercherait vainement l’expression dans les anciens codes de procédure, qu’ils soient de procédure civile ou d’instruction criminelle, sans parler des textes qui régissaient le contentieux administratif. Le mot qui était davantage utilisé sous l’empire des grandes ordonnances royales, civile et criminelle, de 1667 et 1670, était celui d’équité, celle de nos Parlements bien sûr, dont Dieu devait nous garder,... à côté de leur arbitraire, ainsi que l’a souligné Laurent Sermet. Le concept n’était pas formalisé et avait mauvaise réputation, ce qui explique sans doute que nous l’ayons enfoui au plus profond de la mémoire de nos institutions judiciaires ; on parlait plutôt d’une « équité arbitraire »[1], que d’un procès équitable ! Curieux glissement du vocabulaire juridique qui doit nous inciter à la prudence dans l’utilisation de cette expression et à rechercher le sens exact de l’équité pour mieux approcher l’équitable.

            Je n’ai pas eu le sentiment, à lire ou à écouter vos rapports nationaux, qu’il en aille autrement dans les droits des pays autres que la France.


b) Les dictionnaires généraux, qu’ils soient anglais ou français, nous livrent deux sens de l’équité et conduisent progressivement à la notion moderne de procès équitable :


1) Dans le dictionnaire historique de la langue française[2], l’équité est d’abord définie comme un emprunt savant (1262) au latin aequitas : égalité, équilibre moral, esprit de justice, dérivé de aequus, égal, d’où impartial. On retrouve cette notion d’égalité dans le dictionnaire anglais Collins (English language dictionnary) : la qualité d’être loyal et raisonnable d’une manière qui donne à chacun un traitement égal.


2) Ces deux mêmes dictionnaires voient aussi dans l’équité, pour l’un « la juste appréciation de ce qui est dû à chacun, selon un principe de justice naturelle, parfois divine », pour l’autre, le principe qui fera d’un jugement un jugement loyal dans un cas où les lois existantes n’apportent pas de réponse satisfaisante à un problème (« the principe used in law which allows a fair judgement to be made in a case where the existing laws do not provide areasonnable answer to the problem »).

C’est ici l’équité dont un auteur nous dit[3], qu’elle serait tantôt désobéissance à la loi lorsque le juge écarte la règle de droit pour rendre un jugement « en équité », c’est-à-dire supposé plus juste que ne l’aurait permis l’application du droit strict, tantôt adaptation de la règle de droit à un cas particulier, tantôt expression d’une idée de justice comme fondement du droit.


3) Le Vocabulaire Henri Capitant[4], ne parle pas de l’équilibre, mais dégage cinq sens dont les quatre derniers peuvent être regroupés sous l’idée commune d’atténuation de la règle de droit par des considérations particulières, de dépassement du droit pour tendre à la justice, justice supérieure au droit positif ; l’autre sens serait l’égalité.


c) Dès lors, si l’on revient au procès équitable pour en faire une exigence, à quoi reconnaît-on qu’un procès donné l’a été ou pas ? Quel sens faut-il retenir de l’équité ?


1) S’il s’agit d’être juste dans le jugement rendu, chacun sait bien que l’application de la règle de droit s’accommode mal avec une équité qui serait conçue comme la recherche systématique de l’humain dans les conséquences que provoque toute décision de justice ; c’est cette recherche qui conduisit le Président Magnaud à n’être le « bon juge » de Château-Thierry que pour les justiciables, pas pour les juristes[5]. L’équité, au sens de la « sensibilité généreuse et hardie », que dénonçait Gény chez ce juge n’a pas sa place dans la notion de procès équitable, car les bons sentiments en matière de justice, la sensiblerie, mènent au déséquilibre et à l’inégalité entre les justiciables. C’est le sens d’une jurisprudence constante : le juge ne peut se contenter de se référer à son « arbitraire », même en invoquant son souci d’apaisement et son impuissance à démêler l’affaire, pour condamner le débiteur à ne régler que la moitié de la somme déclarée[6].


2) C’est donc davantage la racine equus, l’idée d’équilibre qu’il faut retenir pour comprendre ce que peut représenter aujourd’hui un procès équitable ; l’idée d’assurer à tout justiciable un tel procès, se rattache à la notion très générale et générique de garanties fondamentales d’une bonne justice, dont on trouve des illustrations dans le caractère public des audiences, dans l’exigence d’un tribunal indépendant et impartial, ou d’un délai raisonnable, etc. Ce sont ces garanties qui assurent à chacun, dans un Etat de droit, le droit à un procès équilibré, loyal, tant il est vrai que l’on oublie trop facilement que, dans la version anglaise de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, l’équivalent du mot français « équitablement », ce n’est pas « equity », mais « fair », ce qui, au moins pour un esprit continental, fait penser au légendaire fair play britannique ; en outre dans le 14e amendement à la Constitution américaine figure l’exigence d’un procès loyal. Et l’equity, dans la langue anglaise, c’est d’abord la qualité d’être loyal (fair) et raisonnable dans une voie qui donne un traitement égal à chacun[7]. C’est pourquoi, je n’ai pas été surpris d’entendre, dans le rapport de Laurent Sermet, que, pour les Seychelles et Maurice, c’est la mot fair qui était utilisé dans leurs Constitutions pour proclamer le droit à un procès équitable ; l’influence anglo-saxonne est ici prégnante. C’est sans doute aussi pour cette raison que l’article 14, § 1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques met en exergue, dans sa première phrase, la notion d’égalité de tous devant les tribunaux et les cours de justice.

Il faut donc ici dissiper toute ambiguïté, l’équité dont il est question n’est pas celle qui s’oppose au droit ; ce n’est pas le dépassement du droit au nom de principes supérieurs ; ce n’est pas la gentillesse bienveillante du juge. Le mot « équité » vient du latin « equus », qui signifie équilibre ; les deux termes sont équipollents[8]. On en a une confirmation, pour la France, dans la décision du Conseil constitutionnel sur l’injonction pénale du 2 février 1995 : « le principe du respect des droits de la défense implique, notamment en matière pénale, l’existence d’une procédure juste et équitable garantissant l’équilibre des droits des parties »[9].


d) Pour conclure, on dira que le procès équitable, c’est le procès équilibré entre toutes les parties. Cela ne signifie pas pour autant que l’idéal de justice soit absent, bien au contraire, car l’équité au sens d’un équilibre à réaliser, c’est aussi un idéal de justice ; c’est, selon l’heureuse expression d’Henri Capitant, en 1928, « l’une des plus radieuses formules de justice dont on ait depuis la Grèce et Rome, illuminé l’espoir des sociétés modernes »[10]. Si l’équité dans le procès c’est l’équilibre, tendre à assurer le respect de celui-ci, c’est aussi veiller à promouvoir l’idéal de justice. Et le procès équitable repose sur des garanties qui tendent à faire régner cet idéal de justice. Comme le notait Bruno Oppetit « la vérification de cette équité, qui fait peser des contraintes grandissantes sur les Etats nationaux, procède donc d’un concept général et prédéterminé qui illustre lui aussi parfaitement le phénomène de juridicisation de l’équité, notion morale érigée en notion juridique »[11].

Il y a donc un concept universel, ce que vérifient certains aspects des trois grandes religions monothéistes :

- Dans la Bible, on lit dans l’Ezéchiel, 18, 5 et 8-9 : « si un homme est juste, s’il agit selon l’équité et la justice ; […] s’il détourne sa main de l’iniquité et s’il rend un jugement équitable entre deux hommes qui plaident ensemble : celui-là est juste ».

- Dans le psaume 84-II : « Amour et vérité se rencontrent, justice et paix s’embrassent »[12].

- Dans le Coran, la notion d’équité n’est pas absente ; elle fonde toute la sourate 4, celle qui régit notamment les relations du mari avec ses épouses et la répartition des biens du défunt ; mais l’équité est ici correctrice de l’inégalité successorale et le droit du procès ne connaît pas, en droit musulman, la garantie du procès équitable.

 L’équilibre, qui apparaît en filigrane dans certaines recommandations du Comité des droits de l’homme de l’ONU [13] et dans presque toutes les décisions de la Cour européenne sur le fondement de l’article 6, rejoint l’image traditionnelle de la justice, image symbolique d’une balance aux deux plateaux équilibrés. A entendre Laurent Sermet, j’ai compris que la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, organe de contrôle de l’application de la Charte africaine du même nom (1981), avait développé la même conception du procès équitable dans sa « Déclaration de Dakar » de 1999 (« Résolution sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique ») et ses « directives et principes sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique » de 2003[14], attitude d’autant plus remarquable que la Charte ne contient pas l’expression « procès équitable », ce qui prouve la force de l’universalisme de cette exigence, universalisme que l’on retrouve par un voyage dans l’espace en droit comparé.


B) Comparaison avec le « due process of law » et « l’habeas corpus » anglais et américain

 A côté de cette histoire universelle, la comparaison du droit romano-germanique avec la common law, leur confrontation même, conforte l’idée d’universalité.


 a) Le respect des droits de la défense en Angleterre remonte au Moyen Age, avec la Grande Charte du 15 juin 1215 sur les libertés en Angleterre (rédigée en latin Magna Carta, 51 ans après la conquête de ce pays par Guillaume le Conquérant, ce qui nous rassure sur la perspicacité des Français !), charte qui est à l’origine du « due process of law ». Selon l’une des meilleurs spécialistes de ces questions, le « due process of law », c’est « l’idée que l’on ne peut valablement statuer et juger qu’en observant les formes d’une procédure régulière »[15].

 « Idée centrale des systèmes de common law », elle fut d’abord un privilège des hommes libres, pour être étendue en 1628, dans la Pétition du droit, à toute personne, quels que soient son rang ou sa condition qui « ne pourra être dépouillée de sa terre ou de ses tenures, ni arrêtée, emprisonnée, privée du droit de transmettre ses biens par succession, ou mise à mort, sans avoir été admise à se défendre dans une procédure régulière ». On mesure combien le principe anglais de respect des droits de la défense est ancré dans la tradition, dans les racines de la société anglaise, ce qui confirme l’opinion sur les nécessités de tenir compte des traditions propres à chaque pays, avant d’envisager une « perfusion » de droit étranger dans notre système juridique[16].

Aux USA cette notion de « due process of law » est contenue dans les deux amendements à la Constitution fédérale ; le Congrès (5e amendement) et les Etats (14e amendement) ne peuvent priver quelqu’un de vie, de liberté et de propriété, sans « due process of law », c’est-à-dire « sans le bénéfice des garanties ou des protections dues par le droit »[17]. « C’est une exigence de justice dans l’exercice des compétences » [18]et, dans le cadre de son contenu procédural, « il s’agit de la procédure légale régulière prévue par la loi du pays, c’est-à-dire d’une procédure intrinsèquement juste et équitable »[19].

            Mais attention, ces principes sont fragiles, ainsi que nous le montre la situation des prisonniers sans statut officiel sur la base de Guantanamo ; ils sont bâtis sur le sable ! Heureusement que la Cour suprême des USA a sauvé l’honneur de ce pays, en les faisant bénéficier d’un droit à un tribunal, même si l’effectivité de celui-ci est encore précaire.


b) « L’habeas corpus » n’est qu’une application particulière du « due process of law ». C’est un recours permettant la libération d’une personne emprisonnée illégalement et qui doit son nom à la formule qui était utilisée dans le « writ » par lequel le souverain demandait au geôlier de justifier de la détention de quelqu’un (lorsqu’elle lui apparaissait illégale) « en amenant l’individu détenu avec toi » (en latin « habeas corpus »). On la trouve exprimée dès 1215, dans la Grande Charte, puis dans la Pétition de droit de 1628, puis dans l’habeas corpus act de 1679[20].

Ces brèves observations comparatives montrent l’influence de la tradition anglo-saxonne, qu’elle soit britannique ou américaine, sur la notion de procès équitable et par là même, son aspect éternel et universel. Aristote, Rome et la Nouvelle Angleterre se rejoignent dans la même perception du procès équitable.

Cet enracinement ancien nous permet de mieux comprendre le sens actuel de l'expression, son contenu. Un court voyage au cœur du procès équitable est maintenant nécessaire.



ii) au cœur du procès équitable


 L’attraction de la procédure par les droits fondamentaux a été grandement facilitée par l’existence, dans l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et dans l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, d’une garantie que l’on résume par l’expression de procès équitable, mais qui rassemble toutes les composantes d’une bonne justice. Une doctrine prospective du Comité des droits de l’homme de l’ONU et de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, une jurisprudence audacieuse de la Cour européenne des droits de l’homme ont complètement transformé le sens de certains mots qui pouvaient paraître bien anodins ou ne traduire qu’un vœu pieu (par exemple, la notion de délai raisonnable) et ont extrait de ce texte, de ce concept, des exigences non formellement exprimées (par ex. l’égalité des armes). Aucune étude sérieuse de procédure ne peut négliger aujourd’hui cette dimension des droits fondamentaux dans les procédures suivies dans tous les pays du monde, aucun manuel de procédure, qu’elle soit civile ou administrative, mais encore plus pénale, ne devrait l’ignorer, au-delà du coup de chapeau qui lui est parfois donné dans l’exposé des sources de la matière pour ne plus, ensuite, y revenir ; la garantie d’un procès équitable, non seulement est indispensable dans le contexte du procès, mais elle envahit tous les contentieux grâce à une politique audacieuse et originale des organes de contrôle des instruments internationaux des droits de l’homme. J’insisterai ici sur la seule jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme pour deux raisons : la Convention du même nom s’applique directement à La Réunion et à Mayotte et, indirectement, à Maurice (par la voie du recours devant le Conseil privé de la Reine) ; elle constitue un outil de référence puisqu’elle est la sœur du Pacte international de New York de 1966, ratifié par les Etats ici étudiés.

C’est le fameux triptyque de ce que nous avons appelé dans nos écrits antérieurs et notamment dans le précis de droit processuel, le droit à un juge, le droit à un bon juge, et le droit à l'exécution des décision de justice dans tous les contentieux, aussi bien en matière civile qu'en matière pénale, pour reprendre la summa divisio de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme. Il faudrait reprendre ici, de bout en bout, la totalité des arrêts fondateurs, de l'arrêt Golder c/ Royaume Uni à l'arrêt Hornsby c/ Grèce, en passant par Airey c/ Irlande et bien d'autres. Le temps qui m’est imparti n’y suffirait pas, pas plus que toute la durée de ce colloque ! Pour faire simple, je procèderai par quelques illustrations tirées des rapports nationaux et dirai que :



A) le droit à un juge


 C’est la garantie de pouvoir toujours trouver un tiers compétent pour trancher un différend ; et les Etats doivent remplir des obligations positives pour assurer l’effectivité de ce droit, notamment en levant les obstacles juridiques et financiers qui pourraient se trouver sur la route des procès ! C’est aussi un accès égal à un tribunal, de même qu’un accès successif, ce qui pose la question du double degré de juridiction et le droit à un juge de cassation ; nous avons pu entendre, hier matin, qu’aux Comores (rapport de M. Djaffar Ahmed) et à Madagascar (rapport de M. Laingo Ranotronarison), les obstacles financiers (pas d’aide juridictionnelle) ou de distance (une cour d’appel malgache est située à 1000 km d’un tribunal de son ressort) étaient aujourd’hui quasi insurmontables pour rendre effectif le droit à un juge.



B) le droit à un bon juge


 Il se dédouble avec des garanties institutionnelles et des garanties procédurales :



a) Les garanties institutionnelles tiennent à l’organisation de la Justice, avec notamment la garantie d’une Justice publique, dans une langue comprise du justiciable, rendue dans un délai raisonnable, sous l’autorité d’un juge indépendant et impartial, si possible en collégialité, mais le juge unique n’est pas interdit pas les critères internationaux des droits fondamentaux. Quelques remarques sur certaines de ces garanties :

- Quant à la publicité de la justice, M. Ibrahim Mzimba nous a dit, pour les Comores, combien la double publicité de l’audience et du jugement devait se prolonger par une meilleure diffusion des décisions rendues ; et il est vrai que l’équité de la procédure passe aussi par une connaissance généralisée du droit national. Pour Madagascar, Maître Lydia Rakoto Ralaimidona a insisté sur cette exigence, non sans en montrer les limites, encore qu’il semble bien que des efforts soient faits pour permettre une meilleure diffusion des décisions de justice ; à en croire M. Dominique Ponsot, chef de projet à l’Ambassade de France à Madagascar (appui à la réforme juridique et judiciaire), qui nous a remis une « note en délibéré », la jurisprudence de la chambre administrative de la Cour suprême a été publiée en support papier et sur CD (avec un moteur de recherche) pour les années 1977 à 2003 ; celle de la Cour de cassation est disponible pour les années 2000 à 2003, sous forme de quatre recueils annuels et, bientôt, en CD ; l’année 2004 est en cours et un projet de remonter à 1998 a été élaboré ; enfin, la jurisprudence des cours d’appel est diffusé à raison d’une dizaine d’arrêts dans chaque livraison du Bulletin (semestriel) du Ministère de la Justice ; chaque magistrat malgache a reçu un exemplaire (gracieux) de ces publications et les deux premières sont disponibles, à un prix faible (grâce à la souscription de 700 exemplaires par la Coopération française), auprès d’un éditeur juridique local. Par ailleurs, un service de documentation sera mis en place au sein de la Cour suprême et la Cour de cassation participe au projet de base de données juridiques appelé JURICAF (réseau des Hautes juridictions d’expression française), ce qui lui permet de diffuser certains de ses arrêts par internet. Une revue juridique locale (MCI, bimestrielle), publie régulièrement des commentaires d’arrêts.

- Quant la langue, certains intervenants ont souligné la difficulté pour les justiciables d’accéder à une décision les concernant, dans la mesure où ils ne maîtrisent pas toujours la langue de rédaction de celle-ci ; le rapporteur de synthèse fait observer que c’est malheureusement le cas pour les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme qui ne sont pas toujours rédigés dans la langue nationale du requérant. La modernité rejoint ici la tradition des civilisations orales.

- Le délai raisonnable n’a peut-être pas la même résonance de ce côté-ci du monde qu’en Europe, mais s’il est vrai que le « temps ne compte pas », il n’en demeure pas moins – et M. Jean-Luc Raynaud a insisté sur ce point – qu’il faut tenir compte des diligences des parties et du juge pour apprécier ce caractère exigé du temps écoulé à juger une affaire.

- Quant à l’indépendance et à l’impartialité du juge, votre rapporteur voudrait insister ici sur l’idée que la première est un statut, alors que la seconde est une vertu ! Au regard du statut, Madagascar s’est doté d’un nouvel instrument (ordonnance du 22 mars 2006) qui constitue une véritable Charte des juges, mais M. le Sénateur Honoré Rakotomanana, ancien magistrat à la Cour suprême a dit qu’il ne fallait pas avoir le « fétichisme du statut » et que le juge « n’est pas un héros », ce qui laisse percer – non sans inquiétude pour votre rapporteur – des difficultés locales importantes dans l’effectivité de cette indépendance…. Et, à Maurice, M. Eddy Ballancy, juge à la Cour suprême, a insisté sur les aspects financiers de l’indépendance des juges : il n’a pas tort ; j’ai écrit, il y a plus de dix ans, que le respect du juge et la garantie d’une justice impartiale passaient aussi par un statut financier (re)valorisé, avec, peut-être, la sortie des magistrats de la grille de la fonction publique ; le statut du juge doit le protéger dans son principe, mais plus encore dans son effectivité. Quant à l’impartialité du juge, M. Pierre Lavigne, Président du TGI de Saint-Denis de La Réunion, a marqué cette idée de vertu en distinguant nettement le principe de ses limites et le préjugement (ou impartialité objective, fonctionnelle) du préjugé (impartialité subjective, personnelle)



b) Les garanties procédurales garantissent une procédure équitable au sens le plus large du terme, avec notamment le respect des droits de la défense et le principe de l’égalité des armes, la motivation des décisions de justice, cette dernière, conquête de la Révolution française, constituant l’arme contre l’arbitraire. Mais le respect des droits de la défense constitue, selon l’heureuse et excellente expression du Bâtonnier Chicaud du Barreau de Saint-Denis, « la clef de voûte du système judiciaire », pas seulement en matière pénale. C’est dans ce contexte - et non pas dans celui de l’indépendance ou de l’impartialité du juge – que s’est posée la question de la place de l’Avocat général ou du Commissaire du gouvernement au délibéré de la Cour de cassation ou du Conseil d’Etat ; sans détailler ici une controverse franco-européenne, excellemment retracée, pour la juridiction administrative, par M. le Président Francis Carbonnel et, pour la justice judiciaire, par M. le Procureur général honoraire Jack Gauthier, retenons, pour nos auditeurs des autres Etats, que la Cour de cassation s’est pliée à la jurisprudence européenne (qui vaut aussi pour la Belgique et le Portugal), sans que la qualité de ses arrêts en ait été affectée, que le Conseil d’Etat a résisté et résiste encore, en distinguant assistance (passive) et participation (active) au délibéré : le décret du 1er août 2006 règle la question pour les tribunaux administratifs et les Cours administratives d’appel, en leur interdisant d’admettre en leurs délibérés, leurs commissaires du gouvernement (art. R. 732-2, Code de justice administrative) ; en revanche, pour le Conseil d’Etat, le même décret dispose (art. R. 733-3, CJA) que « sauf demande contraire d’une partie, le commissaire du gouvernement assiste au délibéré » ; le décret reprend ainsi une nuance pourtant condamnée par la Cour européenne, entre assistance et participation ; sans se livrer à de science juridique fiction et sans anticiper sur l’éventuelle condamnation par la Cour de ce distinguo subtile, observons deux choses : la théorie des apparences n’est pas un tyran, contrairement à ce qui a pu être écrit par M. Chabannol ; bien au contraire, c’est la garantie pour les justiciables que derrière le rideau du lieu où se retirent les juges pour délibérer, aucune interférence d’un tiers ne viendra se produire ; l’apparence, c’est la sécurité juridique du justiciable que tout se passe à la loyale, à la régulière, une fois épuisé l’échanges des arguments par écrit et à l’audience. La seconde remarque – outre que le décret du 1er août traduit un certain mépris de la jurisprudence de la Cour européenne – est que désormais il y a en France deux types de justice administratives : la haute, celle du Conseil d’Etat, qui ne se soumet pas aux décisions européennes, et la basse, celle des juridictions administratives des premier et second degré, qui se voient imposer le respect de cette jurisprudence.

            En matière pénale, Mesdames Nirupa Narayen, Darshana D. Gayan et A.M. Odile Ombrasine, Officiers de la Justice de Maurice, nous ont dit combien cette idée d’égalité des armes était prégnante dans le débat sur la place de la victime dans le procès pénal et que la construction d’un modèle mixte de procédure pénale faisait son chemin.



c) le droit à l’exécution de la décision du juge


 Bien que ce thème n’ait pas été isolé par une communication spécifique, en réalité, il a été traité en grande partie par Maître Alain Bighelli, Huissier de Justice, qui nous a montré que ce droit pouvait être envisagé sous l’angle du délai raisonnable de la procédure, mais qu’il dépassait largement cette approche.

Ce droit a été consacré seulement en mars 1997, avec la célèbre décision Hornsby c/ Grèce. L’Etat doit assurer l’effectivité de ce droit, notamment par le concours de la force publique.

Le procès équitable apparaît alors comme se situant au cœur de ce que l'on peut appeler "la garantie de la garantie des droits". Les droits sont garantis par la Convention, mais il ne sert à rien de les garantir s'il n'y a pas une garantie suprême, qui est la garantie juridictionnelle. Le procès équitable constitue donc une garantie de la garantie des droits. Mais on ne peut pas saisir toute la portée de cette garantie d’un procès équitable, si l’on n’explique pas aujourd’hui les enjeux futurs de l’obligation ainsi mise à la charge des Etats. Je vous invite donc à un voyage aux confins du procès équitable.



iii) aux confins du procès équitable


 L'univers jurisprudentiel du procès équitable, comme celui d’Einstein, est un univers en expansion (A) et un univers d’exportation (B).



a) un univers en expansion


 L'expression « d'univers en expansion » est ici utilisée pour désigner le double mouvement de contrôle, par la Cour européenne des droits de l’homme, à la fois de l'activité législative des Etats (1°), mais aussi de l'activité juridictionnelle des Cours suprêmes nationales (2°).



1°) le contrôle de l’activité législative des etats : l’exemple de la jurisprudence de la cour européenne des droits de l’homme



Prenons l’exemple de la jurisprudence européenne. Certes, la Cour européenne ne juge pas, en théorie, les législateurs nationaux ; cependant, quand elle estime qu'un procès n'a pas été équitable, c'est bien le texte qui n'a pas permis ce procès équitable qui est jugé. Il y a donc un biais pour finalement arriver à juger de l'activité législative. On le voit bien aujourd'hui avec la mise en état, en matière pénale, puisque la loi française du 15 juin 2000 a pris acte de la jurisprudence européenne en supprimant, devant la Cour de cassation, cette exigence. L'activité législative n'est donc plus du tout libre aujourd'hui. Les juridictions nationales – sous réserve du contrôle de la Cour de cassation - peuvent écarter une loi pour non conformité aux exigences du procès équitable. La hiérarchie des normes, telle qu'on la concevait autrefois, n'existe plus. On peut en trouver quelques exemples fameux, parmi lesquels le plus connu est, sans doute, celui des lois de validation. Qui aurait pensé qu'un jour, à travers le concept de procès équitable, on en viendrait à écarter une loi de validation? Il y a ainsi toute une jurisprudence nationale, dont le mouvement est parti du Tribunal de grande instance de Saintes, à propos du tableau d’amortissement que les banques doivent fournir à leurs clients qui empruntent. Si la Cour de cassation n'a pas suivi le Tribunal de grande instance de Saintes sur ce terrain, d'autres juridictions sont entrées en résistance et la Cour européenne des droits de l’homme a censuré le législateur français en jugeant que la loi de validation de ce tableau d’amortissement constituait un obstacle au droit effectif à un juge. Ce qui compte, c'est qu'aujourd'hui, les juges –sous le contrôle des deux hautes juridictions que sont le Conseil d'Etat et la Cour de cassation- ont le pouvoir d'écarter des textes, si toutefois elles le font à bon escient, avec des raisonnements qui permettent de justifier parfaitement la solution retenue. Le législateur, au-delà du contrôle constitutionnel, n'est pas libre de faire ce qu'il veut. On peut donc nous dire qu'en France, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme n'est pas une norme supérieure à la Constitution, il faut alors expliquer pourquoi certains arrêts écartent une loi de validation déclarée au préalable conforme par le Conseil constitutionnel français !

Il faut voir dans cette soumission de l’Etat au juge, dans sa fonction législative, une approche anglo-saxonne qui privilégie le rôle pivot du juge.



            2°) le contrôle de l’activité juridictionnelle des cours suprêmes nationales : l’exemple de la cour de cassation française



Le second aspect de cet univers en expansion est relatif au contrôle de l'activité juridictionnelle des cours suprêmes. Qui aurait pensé que, dans ce combat de géants entre Cours suprêmes, la Cour européenne serait un "super Titan" ? Elle vient en effet de le montrer par trois fois contre la France, par de multiples fois contre la Belgique. Pour ce qui concerne la France, il s'agit d'un arrêt Fouquet, d'un arrêt Higgins, et d'un plus récent arrêt du 21 mars 2000, l’arrêt Dulaurans.

- Pour l'arrêt Fouquet, il y avait une erreur de fait dans un arrêt de la Cour de cassation, et j'ai trop de respect pour les juges de cassation pour penser que cela soit acceptable. Le justiciable ne peut accepter qu'une Cour suprême puisse commettre une erreur de fait. La motivation est donc très dure à l'égard des juges de cassation français, puisqu'elle énonce que le premier devoir d'un juge est de lire un dossier.

- Dans un deuxième arrêt, Higgins, la France est condamnée pour défaut de motivation. On est très gêné devant une telle condamnation, surtout lorsque l'on constate, a posteriori, que l'erreur aurait pu être facilement corrigée.

- Dans le troisième arrêt, en des termes très durs mais probablement excessifs, la Cour européenne a constaté une « erreur manifeste d'appréciation » du juge de cassation français. Cette erreur ne me semble pas manifeste et il y avait sans doute lieu à débat.

On voit donc bien que ce n'est pas seulement la garantie du justiciable qui est en cause, puisqu'une juridiction peut venir dire à des juridictions nationales (en l’occurrence françaises) que leur travail n'est pas correctement effectué et, même au-delà, que la législation n'est pas bonne.



b) un univers d’exportation d’un modèle de procès


 Au-delà de l’expansion permanente du modèle de procès équitable, on constate une exportation de ce modèle. Le modèle universel s'exporte en effet du Groënland à Vladisvostok, et même dans les territoires, dans les confettis des anciens empires coloniaux européens. Mais au-delà de cette exportation géographique de la Convention européenne, l’exportation du modèle du procès équitable se produit de deux manières : dans le champ du procès (1°), et en dehors du champ du procès (2°).



            1°) dans le champ du procès



D’un côté, l’arbitrage et le Tribunal communautaire du Mozambique (a), de l’autre, la justice coutumière à Mayotte et à Madagascar (b).



a) L’exportation non contestée des règles du procès équitable

- S’agissant de l’arbitrage, si, depuis l’arrêt Cubic, la Cour de cassation considère que le tribunal arbitral n’est pas un tribunal au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, il ne faudrait pas en déduire hâtivement que les garanties du procès équitable énoncées à l’article 6 de ce texte, ne s’appliquent pas au procès arbitral. Comme l’a très bien montré Madame Anne-Françoise Zattara-Gros, le procès équitable est dans l’arbitrage et les arbitres ne doivent pas se risquer à méconnaître les principes de l’article 6.

- La qualité de la justice rendue par la Tribunal communautaire mozambicain semble être garantie par le respect de la plupart des exigences du procès équitable, même si M. Eduardo Chiziane, Doyen de la Faculté de droit de Beira (Université Eduardo Mondlane au Mozambique) nous a expliqué que cette Justice se heurtait à quelques difficultés de preuve que nous connaissons aussi devant certaines de nos juridictions, en raison du caractère oral de la procédure ; justice de proximité, justice d’oralité sont compatibles avec les garanties du procès équitable, mais l’effectivité doit en être surveillée de très près.



b) La difficile exportation vers les institutions coutumières

- A Mayotte, la situation de la justice cadiale est préoccupante au regard des normes internationales du procès équitable. Si M. le Doyen Jean-Baptiste Seube nous a ouvert la porte de l’espoir dans la seconde partie de sa communication, avec une éventuelle réforme de la justice des cadis, je retiens que toute sa première partie nous a démontré, avec beaucoup de pertinence, que cette justice n’était pas actuellement conforme aux normes européennes du procès équitable et, plus grave, que même un assouplissement des règles de la Convention européenne des droits de l’homme ne permettrait pas de la rendre compatible avec les exigences internationales, sauf à dénaturer la notion de procès équitable. Il y a donc, en l’état, un risque de condamnation de la France à Strasbourg. Bref, le procès équitable ne serait maintenu qu’au prix d’une transformation radicale de la justice cadiale, qui deviendrait un simple organe de conciliation, de médiation ; après tout, la France connaît déjà les tentatives de conciliation devant certaines de ces juridictions, pourquoi pas devant le cadi en prélude à une véritable instance au fond et conforme aux normes internationales devant une juridiction de première instance.

- Le dina malgache trouve plus difficilement sa place dans le schéma du procès équitable et, à entendre et à lire Madame Bakolalao Ramanandraibe, j’avoue mal discerner ce qui dans cette institution de vols de bœufs, relève du procès tout court ; j’y vois davantage un mode coutumier de gestion des ressources collectives, qu’un mode de résolution des litiges. Ou alors, il faut y voir l’image de l’administrateur-juge chère au contentieux administratif français, ou encore un instrument de prévention de la délinquance. De même qu’avec la justice cadiale, nous sommes ici aux limites de la comparaison avec des institutions coutumières qui échappent à la notion même de procès.



2°) exportation hors champ du procès

On est même allé plus loin, vers une exportation en dehors du champ du procès, puisqu'il existe des procédures sans procès. On a commencé à étendre la notion de procès équitable à l'exécution des actes notariés et à l'exécution des actes de conciliation. Il s'agit d'une jurisprudence européenne classique et maintenant connue. Au-delà, on voit bien, devant certaines juridictions françaises, l'invocation plus ou moins implicite des principes fondamentaux du procès équitable dans des domaines auxquels on n'aurait peut-être pas pensé à l’invoquer il y a seulement quelques années. Il en est ainsi, par exemple, de la révocation des dirigeants sociaux. Aujourd'hui, on doit, lorsque l'on veut révoquer un dirigeant social, soumettre sa révocation à des principes qui sont en réalité des principes de procès équitable. Il y a donc aujourd'hui des procédures qui respectent le procès équitable sans procès.

Un arrêt Allenet de Ribemont c/France a montré récemment les exigences du respect de la présomption d'innocence alors qu'aucun procès n'avait eu lieu. Une personne avait été assassinée et le ministre de l'Intérieur de l'époque était venu déclarer à la télévision que M. Allenet de Ribemont était l'instigateur de ce crime. Il avait été prouvé plus tard que celui-ci n'était pour rien dans l'instigation de ce crime. Il a mis vingt ans pour obtenir satisfaction, l'Etat français ayant fait obstruction au cours de la justice, par exemple en ne produisant pas les cassettes des enregistrements vidéo des déclarations du ministre. On voit bien l'utilisation que l'on pourrait faire de cette jurisprudence à propos du champ médiatique. La loi du 15 juin 2000 tient compte, bien entendu, de tout ceci. Le respect de la présomption d'innocence ne peut que se renforcer.

D'autres exemples peuvent également être mentionnés. Ainsi, à la parution de certains arrêtés ou de certains décrets de recrutement dans la fonction publique, on voit bien que s'instaure l'idée d'un contradictoire. Ainsi, pour l'agrégation de droit, on conçoit mal que l’on pourrait vraiment éliminer des candidats sur travaux, sans débat et sans respect du contradictoire.



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En guise de conclusion, on peut dire que le droit à un procès équitable, le « due process of law », ou encore le « right to a fair trial », constituent le critère principal d’un Etat de droit. Comme l’a écrit Bruno Oppetit, « le droit à un procès équitable apparaît comme la pièce maîtresse de l’instrument constitutionnel d’un ordre public européen »[21], qu’est devenue la Convention ; il traduit « l’ascension d’un pouvoir judiciaire qui entend s’affirmer face aux pouvoirs législatif et exécutif des Etats nationaux »[22].

a) Et il ne faut pas en avoir peur, car, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (article 14), la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples et, surtout, la Convention européenne des droits de l’homme, avec son article 6, § 1 sur le procès équitable, ont beaucoup contribué, sinon au rapprochement des procédures, tout au moins, au-delà de leur diversité maintenue, à la construction d’un fonds commun procédural qui s’impose à tous les Etats soumis à l’emprise de ces instruments internationaux. Véritable socle de standards d’une bonne justice ces droits fondamentaux du procès contribuent déjà à la modélisation des procès, quel que soit d’ailleurs le type de contentieux, quel que soit le pays. Le modèle européen issu de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg en est d’autant plus transversal, par rapport à nos schémas traditionnels. Il est d’autant plus utile que certains contentieux nouveaux, ceux nés de la régulation économique par des autorités de marché, n’ont pas toujours disposé, tout au moins à l’origine, de règles de procédure suffisamment précises pour que soient respectés les principes fondateurs d’une procédure démocratique et respectueuse des droits de la défense.


b) Une critique se fait jour contre « les thuriféraires du concept » de procès équitable [23], contre les représentations proposées du juge et du procès, à partir de ce concept et de lui seul : « tout un courant théorique, aujourd’hui, probablement ébloui par les bienfaits tels ou supposés du recours au concept de procès équitable est prêt à se rallier, s’il ne l’a pas déjà fait, à ce qu’il appelle une éthique procédurale, qui me paraît confondre dangereusement justice et procédure judiciaire ».

Ce courant, qui trouverait sa source dans la Théorie de la Justice de John Rawls [24], voudrait substituer une solution procédurale à une solution fondationnelle de la question du juste ; le juste serait à construire à partir des moyens purement procéduraux au lieu d’être découvert parce qu’il a été donné. C’est de la procédure équitable que la Justice dériverait son contenu ; la rationalité procédurale serait alors la légitimité propre du droit[25]. C’est ce courant et cette conception du juste et de la justice que Gérard Timsit critique :

« s’il est admis – et, évidemment, je l’admets aussi – que le concept de procès équitable est l’un des concepts les plus importants et les plus protecteurs que le droit ait inventés pour la sauvegarde des droits, on peut pourtant se demander si l’utilisation du concept ne donne pas lieu... à un certain activisme judiciaire qui conférerait aux juges plus que la place qui doit être la leur dans une démocratie ».

Et l’auteur de conclure que parler, comme nous l’avons fait, de « démocratie procédurale »[26] est une illusion, une inversion de l’ordre des facteurs, car « les procédures ne valent que ce que valent les démocraties qui en font usage ». Certes, mais qui défend la démocratie contre l’emprise des pouvoirs exécutif et législatif, si ce n’est ce tiers indépendant et impartial qu’est le juge ? Où est l’effectivité des droits de chacun s’il n’est pas assuré de la possibilité, toujours offerte à lui, de recourir à ce tiers ? Au nom de quoi et de quel principe supérieur, peut-on affirmer que les juges ne doivent pas se voir conférer plus que la place qui doit être la leur ? Peur ancestrale du juge dans cette dénonciation de « l’activisme judiciaire » ou mise en garde contre les excès de certains juges ? C’est effectivement toute une conception de la vie en société qui est ici en cause et du rôle que l’on veut bien reconnaître au juge, sans peur et sans excès.


            c) N’ayez pas peur du juge ! Si les juges ne sont pas des héros, ils sont les gardiens de nos libertés, de notre Liberté. Alors, donnons-leur les moyens de protéger cette Liberté.


1) Le procès équitable, garantie de la garantie des droits, est une foi et un combat :

- une foi dans l’Homme, dans le Juge, dans leur capacité à se surpasser pour assurer le respect des valeurs universelles de la Démocratie, au premier rang desquelles figure « la prééminence du droit », pour reprendre les termes mêmes de la Cour européenne des droits de l’homme ; en ce sens, il existe bien une démocratie procédurale.

- Un combat de tous et de tous les instants : au-delà du juge, toutes les professions judiciaires doivent s’unir pour combattre l’inéquité du procès, l’injustice de la société ; il n’y a pas d’un côté le juge, de l’autre les justiciables et les professionnels du droit qui les conseillent et les assistent ; la Communauté des juristes doit être une réalité.


2) Et cette foi, ce combat, transcendent nos différences socio-culturelles, liées à la géographie et à l’histoire, nos stades différents de développement économique. Personne ici, dans cette enceinte des pays de la zone sud-ouest de l’Océan indien, n’a de leçons à donner aux autres. Et si j’ai insisté sur le rôle phare de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, ce n’est pas par ethno-centrisme européen ou ego national, mais par parce que cet instrument est la fille de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 et la sœur du Pacte international de New York de 1966 et des autres instruments régionaux de protection des droits de l’homme (Charte américaine et Charte africaine). A ce titre, la Convention européenne n’est qu’un modèle. Il vous appartient, dans le respect de vos sensibilités et de vos cultures, de construire votre propre droit à un procès équitable ; vous êtes à la fois les acteurs et les sujets de cette garantie universelle. Les références aux jurisprudences européenne et internationale ne sont que les instruments de votre propre réflexion.

            A l’heure où l’Occident redécouvre les vertus de l’apaisement des modes alternatifs (et africains) de règlement des litiges, conciliation et médiation, les vertus d’une justice donnée publiquement comme autrefois sous l’arbre à palabres, prenez le meilleur des uns et des autres. Construisez votre propre chemin vers la nivarna de la Justice (c'est-à-dire l’état de sérénité suprême selon le Petit Robert) que constitue le procès équitable.

            Nos travaux avaient pour finalité de nous aider mutuellement, dans le respect de nos différences nationales. Puissent ces riches échanges se prolonger dès demain, au retour dans nos pays, dans nos juridictions, nos Barreaux, nos universités, par la conscience de notre communauté de réflexions et de valeurs.

            Que notre présence à Maurice, dont je remercie encore les représentants pour la qualité de leur accueil et de leur organisation, soit la petite pierre du chemin, l’étoile de notre voûte céleste qui nous aidera à progresser dans la voie de l’universalité du procès équitable.

            A l’image du couple uni qu’ont formé Paul et Virginie sur cette terre mauricienne, permettez-moi de transposer ici le Psaume que je citais tout à l’heure :

« Justice des hommes et procès équitable des justiciables se rencontrent »

« Océan indien et Occident s’embrassent ».

            Merci de votre écoute.



[1]. La notion d'équité et son rôle dans la jurisprudence des Parlements, Louis Boyer : Mélanges Maury, 1960, t. 2, p. 257. Vincent Bolard, L’équité dans la réalisation méthodique du droit privé – Principes pour un exercice rationnel et légitime du pouvoir de juger, thèse (dacty.) Paris 1, dir. P. Mayer, mars 2006.
[2]. Edition Le Robert,, sous la direction d'Alain Rey, V° équité.
[3]. Philippe Jestaz, Rép. Dr. civil, V° Equité, n° 1.
[4] V° équité, PUF, 1994. . Sous la direction de Gérard Cornu,
[5] Il relaxa une prévenue de vol d’un pain dans un boulangerie, le 4 mars 1898, au motif que « la faim est susceptible d’enlever à tout être humain son libre arbitre et d’amoindrir en lui, dans une grande mesure, la notion de bien et du mal ». Sur ce juge, v. Yves Ozanam, Culture Droit, mai-juin 2006, p. 64.
[6] Civ. 2e, 19 janv. 1983 : Gaz. Pal. 198, Pan., 177, obs. Guinchard ; il ne peut pas non plus se fonder sur l'équité (Soc. 21 févr. 1980 : JCP 1980, IV, 176. – 11 mai 1994 : D. 1995, 626, note C. Puigelier. – Civ. 3e, 22 mars 1995 : Gaz. Pal. 16 mai 1996, somm. ann., V° Preuve, obs. Croze et Moussa). – Revue Justices, 1998-9, L'équité du juge.
[7]. V. Dictionnaire Collins, English langage dictionnary, 1992, V° Equity.
[8]. Le procès équitable, droit fondamental Serge Guinchard, ? AJDA, n° spécial, juill.-août 1998, p. 191. – Le procès équitable, garantie formelle ou droit substantiel ? Mélanges Farjat, 1999. – Mégacode de procédure civile, Dalloz 2e éd. 2001, ss. art. 6, CEDH. – Opinion dissidente du juge Lopes Rocha, sous CEDH, 20 févr. 1996, arrêt Lobo Machado c/ Portugal : Rec. 1996-I, vol. 3, p. 210.
[9]. Déc. 95-360 DC, 2 févr. 1995, Injonction pénale : RJ com. I, 632 ; D. 1995, chron. 171, Pradel et 201, Volff ; RFD const., 1995-22, 405, note Th. Renoux ; D. 1997, somm. com. 130, obs. Th. Renoux.
[10] RTD civ. 1928, 371. .
[11] B. Oppetit, Philosophie du droit, Dalloz, 1999, n° 109, p. 124.
[12]. Psaume 84-II.
[13]. Par exemple, décision du 23 oct. 1993, affaire Arvo Karttunen c/ Finlande, n° 387/1989, rapport du comité, A/48/40, partie I, p. 201 et partie II, p. 134.
[14] On en trouvera le texte in Sélection de documents-clé de l’Union africaine relatifs aux droits de l’homme, Pretoria university law press, 2006, respectivement p. 203 et s. et 223 et s.
[15]. Elisabeth Zoller, Droit constitutionnel, PUF, 2e éd., 1999, n° 288, p. 577.
[16]. V. à ce sujet de la recherche de principes communs de procédure aux Etats membres de l'UE, les rapports sur les différents systèmes juridiques présentés au colloque de la Cour de cassation sur « Les principes communs d'une Justice des Etats membres de l'Union européenne », 4 et 5 déc. 2000.
[17] E. Zoller, Grands arrêts de la Cour suprême des USA, PUF, 2000, p. 1321.
[18] Ibid. .
[19] Ibid.
[20] E. Zoller, Droit constitutionnel, préc.
[21] CEDH, 23 mars 1995, Loizidou, série A, n° 310, § 75.
[22] B. Oppetit, Philosophie du droit, Dalloz, 1999, n° 109, p. 124.
[23]. Gérard Timsit, Le concept de procès équitable, in Le procès équitable en droit processuel comparé, Séminaire 2000-2001 de l'Ecole doctorale de droit comparé de Paris 1, Variations autour d’un droit commun, Travaux de Paris 1, Soc. Législation comp. éd., déc. 2002, p. 25.
[24]. John Rawls, Théorie de la justice, Le Seuil, collec. Points, 1997.
[25]. Denis Salas, Etat et droit pénal, le droit pénal entre themis et dike, Rev. Droits, n° 15, p. 77 et s., spéc. p. 86.
[26]. Serge Guinchard, Vers une démocratie procédurale, Rev. Justices, nouvelle série, 1999-1, p. 91 et s. V. aussi les écrits de Habermas.

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