mardi 30 mai 2017

BELLES PAGES 36: LA JUSTICE MÉDIATIQUE



SOMMAIRE
I – LES PROCÈS HORS LES MURS (1994)
II - LES MORALISTES AU PRÉTOIRE (1997)
III – LA BANALISATION DE LA JUSTICE MÉDIATIQUE (2003)

I – LES PROCÈS HORS LES MURS
                             Mélanges Gérard Cornu, PUF,  1994, p. 201 



















II - LES MORALISTES AU PRÉTOIRE
 Mélanges Jean Foyer, PUF, 1997, 477















III – LA BANALISATION DE LA JUSTICE MÉDIATIQUE

La justice, bien de consommation courante
ou la banalisation de la justice médiatique

Publié aux mélanges offerts à Jean Calais-Auloy, 2003

            S’insérer dans un volume de Mélanges offert au Professeur Jean Calais-Auloy sur le thème du droit de la consommation, n’est pas aisé pour celui qui a quitté les rivages de ce droit après les avoir explorés, essentiellement dans les années soixante-dix, en matière de publicité mensongère (devenue trompeuse) ou comparative ou constitutive d’un dénigrement. Surtout lorsque l’auteur de ces lignes s’est davantage orienté, depuis ces années-là, vers les choses de la Justice et du droit du procès. D’où l’idée, pour rendre hommage à un ami, de relier les deux champs d’investigation, passé et actuel, en essayant de livrer quelques réflexions, non pas sur ce que pourrait être une Justice de la consommation (car nous n’avons jamais cru aux bienfaits de tribunaux spécialisés dans ces questions, à la différence, par exemple, de cet auteur plein d’idées audacieuses et d’enthousiasme qu’était Luc Bihl), mais sur la consommation de la Justice, si l’on veut bien nous pardonner le caractère provocateur de l’expression.
Objet de débats, la Justice est devenue un bien de consommation comme un autre, avec une offre et une demande, un marché. Mais il y a plusieurs manières d’aborder la question de la Justice, bien de consommation. On peut se pencher sur l’accroissement considérable du nombre de procès (même si l’on constate une diminution sensible des affaires civiles), donc de la demande de justice et analyser, en regard, l’offre de l’État ou de la justice arbitrale. Nous nous y étions essayé lors des cinquièmes journées René Savatier, à Poitiers, en octobre 1995. La question n’a pas subi des évolutions telles qu’elle mériterait d’être reprise ici en l’actualisant. En revanche, la Justice est devenue un bien de consommation courante dans la presse;  pas tellement d’ailleurs dans la presse juridique spécialisée, qui s’intéresse davantage aux procès et aux questions de fond qui y sont débattues qu’aux aspects d’organisation et de fonctionnement de notre Justice, en France et dans le monde. Mais dans la presse quotidienne ou hebdomadaire. Au-delà du traditionnel compte-rendu des affaires correctionnelles ou criminelles d’actualité, la lecture de la presse écrite ou l’audition et la visualisation des journaux radiophoniques et télévisés révèlent, chaque jour, un intérêt croissant des journalistes pour la Justice, à travers quelques affaires hypermédiatisées ; les tribunes d’idées, d’opinions réfléchies, qui pourraient faire avancer le débat sur ces questions, manquent. Pour l’essentiel, le phénomène de médiatisation ne concerne que les personnes mises en cause dans quelques affaires, si possibles politico-financières. La Justice est ainsi vue sous le prisme déformant du sensationnel, dès lors qu’une importante personnalité politique peut être mise en cause dans une procédure. Elle devient alors un bien de consommation courante au même titre que l’on discuterait, en période de pénurie alimentaire (songeons à la guerre et à l’immédiate après-guerre, avec les tickets de rationnement) du prix des aliments de base et de l’approvisionnement de la population en fruits et légumes, fromages, poissons et viandes ! La tentation de la justice médiatique, qui bafoue les règles les plus élémentaires de la procédure, notamment pénale, doit être associée à cette banalisation de la Justice, produit à vendre et qui fait vendre comme le sexe ou les aventures amoureuses des familles royales pour les journaux spécialisés dans l’un de ces créneaux.
            à vrai dire, le phénomène de médiatisation de la justice n’est pas nouveau[1] ; déjà, Emile Zola utilisait la presse écrite (avec le célèbre « J’accuse » dans l’Aurore du jeudi 13 janvier 1898) pour défendre la cause du capitaine Dreyfus. Ce qui est nouveau à l’époque contemporaine, c’est la systématisation de la tentation médiatique, tentation que nous avions déjà dénoncée dans notre contribution aux mélanges offerts à notre collègue Monsieur le Doyen Gérard CORNU et qui se traduit aujourd’hui, huit ans après, par trois phénomènes :
-          d’abord, le fait que certains juges (et non plus seulement les avocats) utilisent les médias pour instruire les affaires sur la place publique et que la presse, notamment écrite, a pris le parti d’être l’alliée objective (pour ne pas dire plus) de certains juges d’instruction au lieu de s’opposer à eux, en tout cas d’être du côté des mis en cause (I).
-          Ensuite, la médiatisation concerne essentiellement les affaires politico-financières, ce qui nous conduit à nous interroger sur la place respective de la valeur de la personne humaine et de la valeur de l’argent dans l’architecture du dispositif de lutte contre la délinquance (II).
-          Enfin, le constat de dérives qui traduisent à la fois de graves manquements à la déontologie et de fâcheuses lacunes professionnelles au plan de la compétence juridique (III).

I) la collusion des juges et des médias

 à un changement d’état d’esprit dans la manière de concevoir le beau métier de journaliste (A), correspond la pratique de conduire des instructions judiciaires dans les médias, véritable collusion des juges et des médias[2] (B).

a) de la défense des innocents à l’accusation des présumés innocents
 Le journaliste dit d’investigation de l’époque contemporaine ne défend plus un innocent présumé ou injustement condamné, il accuse ouvertement quelqu’un, qui, parfois, n’est pas encore entre les mains de la justice, pas même mis en cause judiciairement parlant, d’avoir commis tels ou tels faits délictueux ; c’est là une différence essentielle avec l’affaire Dreyfus et les objectifs de Zola : le journalisme de défense des innocents est devenu un journalisme de délation, que l’on habille habilement de l’expression « journalisme d’investigation » pour mieux faire croire qu’il est inspiré par de nobles mobiles, la défense de la morale publique. On est pourtant loin du journalisme d’Albert Londres qui a donné son nom à un prix qui n’a rien à voir avec la délation. C’est un couple infernal qui se forme en permanence, au plus haut niveau de notre société ; infernal parce qu’il est contre nature que le quatrième pouvoir n’ait plus un regard critique sur l’un des trois autres ; infernal encore parce que la complicité, la collusion d’intérêts est malsaine pour les droits de la défense : où est la place de ceux-ci pour le malheureux qui non seulement est entre les griffes d’un juge d’instruction, mais qui, de plus, doit subir les assauts médiatiques répétés des soit-disant journalistes d’investigation ?
            On nous dit parfois que sans le déballage public des affaires politico-financières, celles-ci n’auraient pas pu éclore, ni arriver à leur terme. Sophisme ! Qui empêche un juge d’instruction, aujourd’hui, de mettre en examen qui il veut, quand il veut (sous réserve des dispositions sur la mise en examen tardive) ? le courage n’est plus de signer l’ordonnance de mise en examen, mais de ne pas la signer sous la pression médiatique ; la remarque vaut pour la mise en détention provisoire, largement injustifiée dans de nombreuses affaires financières.
            Il est certain en tout cas, que  les Français ne sont pas dupes de ces pratiques et de leurs effets pernicieux. à en croire les résultats d’un sondage, 77% jugent anormal que la presse publie des informations malgré le secret de l’instruction, 79% qu’elle divulgue le nom des personnes mises en cause au risque de porter atteinte à leur réputation et 78% qu’elle publie des documents confidentiels[3].

b) la conduite sur la place publique des instructions judiciaires
             Curieux retour à l’antiquité ! De la même façon qu’à Athènes et dans les cités grecques les procès se déroulaient publiquement, à l’air libre, sur l’agora, avec le tribunal populaire de l’Héliée, mais avec des accusés judiciairement revêtus de cette qualité, aujourd’hui, les présumés innocents sont jetés en pâture dans ce qui vaut spectacle médiatique, à la télévision (si possible au journal de 20 heures), à la radio (avec la diffusion en boucle tous les quarts d’heure sur les radios spécialisées dans l’information en continu) et dans la presse écrite (avec un titre accrocheur sur cinq ou six colonnes ou une jaquette de vente adaptée à la région où réside la personnalité mise en cause).
Les exemples ne manquent pas ; pratiquement toutes les affaires politico-financières de ces dix dernières années ont été l’objet d’instructions publiques au mépris le plus total des droits de la défense ; on a même vu un ministre des finances obligé de démissionner du gouvernement, avant même que sa mise en examen ne soit officielle, pour finalement être lavé de tout soupçon. Mais à quel prix, pour lui, sa famille, sa carrière politique, sans oublier le respect de la présomption d’innocence ? Son procès médiatique, avant la phase judiciaire de jugement aura duré plus longtemps que son procès judiciaire devant le tribunal correctionnel. Rares sont les affaires de ce genre ainsi médiatisées qui arrivent à émerger au niveau d’une sanction judiciaire des responsables de ces dérives médiatiques lorsque le ou les intéressés injustement mis en cause sont ensuite reconnus innocents. Ainsi, on a vu, en mars 1994, un rapport confidentiel d’un procureur général transmis à la chancellerie dans le cadre d’une information judiciaire ouverte contre X (donc sans possibilité pour des tiers à l’institution judiciaire d’avoir accès au dossier et de le transmettre à la presse), être reproduit quasiment intégralement dans l’hebdomadaire l’Express et, dans la même affaire, l’auteur du rapport confirmer par un communiqué à l’Agence France-Presse que ce rapport était bien le sien ; curieuse conception de la justice qui n’est plus étatique mais médiatique, du fait même de l’une des plus hautes institutions judiciaires de l’Etat. Au final, le rapport fut reconnu « mensonger et diffamatoire » par le tribunal correctionnel de Lyon[4], pour avoir affirmé, à tort et sans aucune vérification à la préfecture à laquelle sont transmises les délibérations des conseils municipaux, que le maire et deux de ses adjoints avaient trafiqué le budget d’une grande ville pour y inscrire, sans vote du conseil municipal des subventions au profit d’associations de groupements d’élus ; accusation grave qui, si elle s’était avérée exacte aurait valu aux mis en cause leur traduction devant une cour d’assises ; il y avait plus que négligence de la part de ce procureur général. Les victimes médiatiques de cette double faute (le mensonge et la diffamation d’une part, la transmission à la presse par un membre, non identifié, du service public de la justice d’autre part) obtinrent la réparation symbolique du franc de dommages-intérêts[5], avant d’être finalement reconnus innocents, deux ans plus tard, par le tribunal correctionnel devant lequel ils avaient été renvoyés malgré l’inexistence juridique évidente de toute infraction (production du mandat régulier de l’assemblée générale de l’association les ayant mandatés à agir comme ils l’avaient fait, alors qu’ils étaient accusés d’avoir abusé de la confiance de cette association)[6]. Belle victoire juridique et morale au final, mais à quel prix là encore ? L’un des accusés perdit sa situation professionnelle, l’autre sa carrière politique, le troisième reçut des lettres anonymes, tomba malade et dû abandonner certaines de ses activités professionnelles. Aucun des protagonistes de cette mauvaise saga judiciaire, même pas digne d’un film de série B, ne fut inquiété dans le déroulement de sa carrière : le procureur général ne fit pas l’objet de poursuites disciplinaires alors qu’il avait signé un rapport « mensonger et diffamatoire » (cela ne serait peut-être pas le cas aujourd’hui à en juger à l’aune d’affaires portées devant le CSM) ; il fut même nommé à la tête du Parquet général d’une autre cour d’appel, plus importante que la précédente ! Quant au juge d’instruction il continua à instruire des dossiers sensibles alors qu’il avait montré, dans l’un d’entre eux au moins, sa méconnaissance totale du droit pénal spécial et des éléments constitutifs du délit d’abus de confiance, bien que les mis en cause aient attiré son attention sur ce point dans leurs écritures.
Mais derrière la multiplication des affaires ainsi outrageusement médiatisées - et dont il importe peu d’en dresser ici un inventaire complet - l’interprète, l’honnête homme, doit chercher à en discerner les grandes orientations, à en dégager les enseignements pour que cessent ces situations d’intolérables atteintes à la présomption d’innocence et à l’honneur des personnes mises en cause. Deux de ces enseignements ressortent à titre principal : la primauté de la médiatisation de tout ce qui touche à l’argent sur la médiatisation des atteintes aux personnes ; la faute déontologique et l’incompétence professionnelle à l’origine de ces affaires.

II) la primauté de la médiatisation des affaires financières sur celle des atteintes aux personnes
 a) le constat de l’inversion des valeurs

            Ce qui frappe dans l’actualité la plus récente, c’est la primauté de la défense de la valeur de l’argent sur la défense de la valeur humaine ; pour la presse, comme pour la justice, en tout cas celle qui se met sur le devant de la scène et qui travaille la main dans la main avec les journalistes, ce sont les affaires de corruption, de délits financiers qui retiennent leur attention et mobilisent leur énergie de juge ou de journaliste. A l’exception de quelques grandes affaires criminelles difficiles à élucider ou qui révèlent de graves dysfonctionnements de la justice (affaires Dominici dans les années 50, du malheureux petit Grégory ou encore de la petite Céline, affaire Dutroux en Belgique) la tentation médiatique ne concerne que les affaires politico-financières.

a) Ce choix de privilégier les atteintes aux biens sur les atteintes aux personnes, est révélateur d’une inversion des valeurs dans notre société de fin du XXème siècle et de début du XXIème siècle : juges et journalistes s’intéressent plus aux affaires de détournement d’argent public, de corruption, de blanchiment d’argent qu’aux affaires de trafics d’esclaves, d’esclavage sexuel (prostitution, pédophilie), voire de trafic de stupéfiants qui, pour concerner des sommes considérables n’en touchent pas moins gravement aux personnes par les ravages que provoque l’utilisation des drogues. Or, une démocratie, c’est d’abord un capital de valeurs et en ce domaine la primauté doit être donnée à la personne humaine.

b) La collusion médias/justice n’est pas innocente sur ce terrain de l’argent, à preuve, la montée en puissance des ventes, donc du chiffre d’affaires, des journaux qui mettent à la une de leurs premières pages les affaires politico-financières ou encore, la pratique des hebdomadaires de ne pas utiliser la même jaquette selon la zone de diffusion, l’élu mis en cause « bénéficiant », dans sa région, de la publicité maximale ; n’est-ce pas pour faire vendre ? Le journalisme dit d’investigation, fondé sur la défense de la morale publique, s’habille ainsi des habits de l’argent. Là encore, les Français ne se laissent pas abuser par le discours sur la moralisation de la vie publique ; selon le même sondage CSA de septembre 1997, 72% des Français estiment que les journalistes qui traitent de ces affaires cherchent avant tout à faire une bonne audience ou à augmenter les ventes[7].

B) Des causes que l’on peut chiffrer
 a) Comment, dès lors, ne pas être consterné par le fait que l’empalement d’une prostituée en plein Paris, en décembre 2001, ne fasse que trois lignes d’un entrefilet de certains journaux seulement, alors que, dans le même temps, l’affaire dite des HLM de Paris, ou encore l’affaire Elf (avec au final le renvoi d’un ancien ministre pour le recel d’un achat de bottines en cuir !), occupent à longueur de colonnes l’actualité des journaux d’information.

b) Comment ne pas être offusqué par la triste constatation que les effectifs de la police affectée à la lutte contre le proxénétisme et la prostitution des mineurs aient baissé entre 1987 et 1999 (de 182 à 105 personnes)[8], alors que la chute du mur de Berlin et des dictatures communistes d’Europe centrale et orientale a conduit un grand nombre de femmes, mineures le plus souvent, à envahir les trottoirs et les grands boulevards de Paris sous la coupe implacable et sanguinaire de proxénètes qui ne sont que de véritables trafiquants d’êtres humains, sans foi ni loi.

c) Comment ne pas s’étonner que l’effectif de juges d’instruction affectés, à Paris aux affaires financières soit plus important – et de beaucoup – à celui des juges affectés aux atteintes aux personnes. Le seul annuaire du TGI de Paris pour l’année 2000- 2001 indique que 60 juges d’instruction sont affectés aux affaires financières (le fameux « pôle financier »), 10 à la section des mineurs, 7 seulement à la lutte contre le terrorisme et 46 au « service général ». Sans compter ce dernier service (dont beaucoup de juges qui lui sont rattachés instruisent aussi des affaires financières), c’est donc 50% de l’effectif des juges d’instruction qui se voit attribuer la tâche de traquer les délinquants « financiers ». Au nom de qui et pour défendre quelles valeurs, cette répartition a-t-elle été décidée ? Même remarque pour les trois affaires du sang contaminé, de l’hormone de croissance et de la vache folle confiées à un seul juge d’instruction qui doit traiter par ailleurs, vient-elle de révéler,[9] cent autres dossiers ; au nom de quoi a-t-on ainsi privilégier la lutte contre la corruption au détriment des victimes, toutes mortes ou qui vont l’être très rapidement, de ces trois grand drames ? La vie humaine, notamment en matière de lutte contre le terrorisme a-t-elle moins d’importance que la lutte contre la corruption ? Loin de nous l’idée de nier la nécessité de mener ce dernier combat, mais dans une situation de pénurie de juges et de moyens (en tout cas c’est ce qui se dit au sein du pôle financier de Paris), ne faut-il pas privilégier la défense des personnes sur celle de l’argent ? Quand on suit de près le courageux combat de la présidente de SOS Attentats, elle-même victime d’un acte de terrorisme, on ne peut pas ne pas se poser la question de savoir ce qui motive une telle répartition de nos juges. Est-ce leur compétence supposée ? Mais alors, il devait être plus aisé de trouver des juges peu au fait des lectures de bilans et des transferts financiers off shore, mais intéressés par les affaires criminelles relatives aux personnes, que des juges financiers. Ne serait-ce pas plutôt qu’instruire une affaire financière c’est médiatiquement plus porteur que d’instruire une affaire de crime de sang, surtout si un homme politique y est mêlé, c’est professionnellement plus rentable que de pourchasser les trafiquants d’esclaves sexuels et politiquement plus propice à se faire connaître de la classe politique pour en tirer un jour un avantage de carrière sous forme d’un siège de député ou de conseiller d’un gouvernement français ou étranger ? N’est-il pas significatif à cet égard que celui qui fut considéré par son ministre de tutelle comme l’auteur d’un véritable « cambriolage judiciaire » lorsqu’il perquisitionna en-dehors de sa saisine au siège de la société Urba et du Parti socialiste (le juge Thierry Jean-Pierre), se retrouva député européen d’un parti de droite (au moins il a eu le mérite et le courage de démissionner de la magistrature, pas de se mettre en disponibilité, ce qui le prive de tout retour au bercail) et que, à l’inverse, le juge Eric Halphen, à l’issue inéluctable (en l’état du droit positif) de son combat dérisoire mais médiatisé contre le Chef de l’Etat, ne trouvera rien de mieux comme reconversion professionnelle que de penser entrer en politique, comme député (ce qui lui fut prudemment refusé par le parti socialiste sollicité, mais accepté par un candidat souverainiste à l’élection présidentielle) ? N’est-ce pas la révélation publique que l’insuffisance de ses compétences juridiques conduit celui qui se la voit reprocher (par la voie de l’annulation de ses actes d’investigation) à fuir vers une fonction élective qui ne demande certainement pas autant de sérieux et de connaissances ; il est sans doute plus aisé d’être député (une fois investi par le parti majoritaire dans une bonne circonscription ou en bonne place sur une liste à la proportionnelle) que de se frotter tous les jours de sa vie professionnelle aux exigences du code de procédure pénale ou civile ! Car ce sont ces insuffisances professionnelles qui, le plus souvent, sont à l’origine des dérives que l’on peut constater en ces temps d’incertitude dans la vie de la Cité.

III) les insuffisances professionnelles et les manquements déontologiques
             On les trouve tant du côté des médias (A) que de celui des juges (B). Dans les deux cas, la question reste posée des moyens de les sanctionner et de les prévenir.

A) Côté médias
            Là encore, les Français ne se laissent pas abuser par le discours moralisateur sur l’utilité et la justification de ces enquêtes et le sérieux apparent de cette justice médiatique. Ils portent des appréciations extrêmement sévères sur les méthodes des médias : 84% des sondés des 18 et 19 septembre 1997 (sondage CSA précité) estiment que les journalistes ne prennent pas toujours le temps de mener un véritable travail de vérification et d’enquête avant de livrer des informations au public sur les affaires ; cette opinion est partagée par l’ensemble des catégories socio-professionnelles.
            a) C’est en raison de ces insuffisances professionnelles, que nous avions préconisé, sans illusion, que les journalistes puissent être déclarés « juges de fait », comme un ordonnateur peut être déclaré comptable de fait par une Chambre régionale des comptes ou par la Cour des comptes. S’il se conduit comme un juge, ce journaliste sera traité rétroactivement comme un juge et on pourra ainsi lui appliquer les règles qui constituent la discipline des magistrats professionnels[10], avec la sanction éventuelle d’interdiction d’exercer quelque temps dans le champ de l’investigation s’il a violé sa déontologie et celle des juges.
Une ébauche d’application de cette proposition a été donnée par le tribunal correctionnel de Paris dont la 17ème chambre, spécialisée dans le droit de la presse, a jugé par deux fois que le journaliste qui traite de faits faisant l’objet d’une procédure judiciaire en cours doit observer les mêmes précautions que le juge lui-même[11]. Selon les commentateurs avisés et avertis des jugements la solution donnée « constitue incontestablement une partie de la réponse qui peut être apportée à certaines dérives ponctuelles contre lesquelles force est de constater que la simple déontologie ne peut rien ». Le Tribunal de Paris n’a pas interdit aux journalistes de traiter des affaires en cause, à leur manière, mais tout au contraire a reconnu la légitimité du but qu’ils poursuivaient ; il leur a simplement imposé, comme aux écrivains qui souhaitent informer leurs lecteurs de tels faits, la même démarche et la même prudence que celles d’un juge. La solution adoptée par le tribunal est d’autant plus importante, qu’en l’espèce, les personnes mises en cause par les journalistes n’étaient pas mises en examen, étendant ainsi la protection que doit conférer le respect de la présomption d’innocence.
Après avoir affirmé, dans les deux affaires, qu’à « l’égard de celui qui fait profession d’informer, l’admission de la bonne foi est subordonnée à la réunion de quatre critères : la légitimité du but poursuivi, l’absence d’animosité personnelle, l’existence d’une enquête sérieuse et la prudence dans l’expression », le tribunal constate que les deux premières exigences sont remplies, mais que ce n’est pas le cas pour les deux autres. Dans le jugement rendu le 9 mai 1997, « le tribunal relève que lorsque le journaliste décide de publier des éléments extraits d’une procédure judiciaire en cours, sans attendre son aboutissement, il doit s’entourer des mêmes précautions et faire preuve de la même prudence que le juge lui-même, sous peine de porter gravement atteinte à la présomption d’innocence à laquelle a droit chaque individu ». Dans le jugement rendu le 21 novembre 1997, la formulation est légèrement différente : « lorsque des journalistes ou des écrivains font le choix de porter sur la place publique les éléments d’une procédure judiciaire en cours, sans attendre le résultat de celle-ci, ils doivent s’entourer de précautions particulières, analogues à celles qui dictent la démarche du juge lui-même, notamment lorsqu’il s’agit de mettre en cause des particuliers ou, comme en l’espèce, un fonctionnaire et non un personnage public volontairement exposé à la critique de ses concitoyens, sous peine de porter gravement atteinte à la présomption d’innocence et de compromettre irrémédiablement l’honneur et la considération d’autrui ».
En ce qui concerne la bonne foi, le tribunal ajoute (jugement du 9 mai) « que le journaliste ne s’est pas borné à reproduire, avec la distance indispensable, les accusations de X., mais qu’il s’est au contraire appliqué à les accréditer, de manière insidieuse, dans l’esprit des lecteurs en en faisant un récit au style direct, vivant, qui leur donne corps et véracité » ; en conséquence de quoi, « le Tribunal considère que les critères de l’enquête sérieuse et de la prudence dans l’expression de la pensée ne sont pas réunis et que le prévenu ne peut bénéficier de l’excuse de bonne foi ». La bonne foi n’est pas non plus retenue dans le jugement du 21 novembre.
b) Les journalistes eux-mêmes s’interrogent sur leur déontologie. C’est une loi du 29 mars 1935, adoptée sans débat et promulguée par le Président Albert Lebrun, qui reconnaissait, pour la première fois, qu’écrire dans un journal est un véritable métier[12], avec la conséquence de la délivrance d’une carte professionnelle à ceux qui l’exerceraient, c’est à dire à ceux qui ont « pour occupation principale, régulière et rétribuée, l’exercice de leur profession dans une publication quotidienne ou périodique éditée en France ou dans une agence française d’informations, et qui en tire le principal des ressources nécessaires à son existence ». Mais le législateur n’a pas défini ce qu’est le journalisme, se contentant de cette définition du journaliste professionnel. D’où, sans doute, les dérives et le rappel à l’ordre par la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels, en 1992, à propos des événements de Roumanie et de la guerre du Golfe : « face au discrédit dont les médias font l’objet dans l’opinion, si l’on en croit les sondages et compte tenu des conditions de plus en plus scabreuses qui président à la collecte de l’information – âpreté de la concurrence, hantise de l’Audimat, recherche du scoop à tout prix, poids de la publicité, vitesse accélérée de la transmission des nouvelles, réduction du temps nécessaire à leur vérification, etc.. – la Commission … appelle ses quelques 27000 ayants droit à la plus grande vigilance et estime de son devoir d’appeler solennellement les éditeurs et les journalistes, chacun selon ses responsabilités, à conjuguer leurs efforts pour donner un coup d’arrêt à cette dangereuse dérive ». Ce communiqué fut critiqué … par le Syndicat de la presse parisienne. Mais le 21 mars 1995, la Commission nationale consultative des droits de l’homme, alors présidée par un ancien bâtonnier, Paul Bouchet, proposait que « soit établi, à l’initiative des organisations représentatives des journalistes, un code déontologique de la profession » et « que toute demande d’attribution de la carte d’identité professionnelle soit subordonnée à une adhésion expresse aux principes de ce code, que toute violation grave desdits principes, valant rupture de l’engagement contracté, entraîne le retrait ou le non renouvellement de la carte » pour le journaliste mis en cause. Le bon sens n’étant pas forcément la chose la mieux répandue, cette proposition se heurta à l’hostilité des dites organisations représentatives ![13] Cinq ans après le communiqué de la Commission de la carte, le sondage précité des 18 et 19 septembre 1997 vient, comme un écho, confirmer les craintes et les exhortations de cette Commission. Les dérives existent toujours et rien n’a été fait, comme si les journalistes devaient échapper aux exigences d’une déontologie d’autant plus nécessaire que l’exercice de leur métier les conduit à mettre en cause des tiers.
            c) Les moyens judiciaires de mettre fin, a posteriori malheureusement, aux dérives d’une justice médiatique, existent ; on songe aux textes sur la diffamation et au référé judiciaire utilisé, précisément, dans le cadre de ces affaires médiatico-judiciaires[14]. Mais ils se heurtent souvent au principe de la liberté d’expression et c’est bien sous cet angle que la Cour européenne des droits de l’homme essaye de concilier la liberté de la presse et la protection des victimes d’une justice médiatique, particulièrement le respect de la présomption d’innocence. Encore faut-il distinguer les cas où les médias ne sont que les vecteurs d’accusations portées par des autorités publiques, de ceux où ils constituent en eux-mêmes une véritable justice médiatique, parallèle à celle de l’État.
1) Lorsque les médias ne sont que les vecteurs d’une accusation pénale portée contre un tiers par une autorité publique non qualifiée pour le faire, la liberté d’expression joue pleinement au profit de l’organe de presse, mais le principe du respect de la présomption d’innocence conduit à condamner l’auteur de cette atteinte.
La démonstration en a été faite d’abord en droit européen. Dans l’affaire Petra Krause c/ Suisse, la Commission européenne des droits de l’homme a émis l’avis que “ le principe fondamental de la présomption d’innocence garantit à tout individu que les représentants de l’État ne pourront le traiter comme coupable d’une infraction avant qu’un tribunal compétent ne l’ait établi selon la loi ”[15]. C’est surtout dans l’arrêt Allenet de Ribemont c/ France, que la Cour européenne devait confirmer avec éclat sa position (en accordant deux millions de francs au requérant)[16] ; en l’espèce le requérant avait été accusé publiquement, sur les antennes radiophoniques et à la télévision, par le ministre de l’intérieur en exercice, d’avoir commandité le meurtre d’une importante personnalité politique (Jean de Broglie), alors qu’il n’était pas encore inculpé (on dirait aujourd’hui mis en examen) mais simplement gardé à vue ; après onze ans et huit mois de procédure (le gouvernement français refusant la communication des cassettes vidéo ayant enregistré la conférence de presse du ministre), la Cour proclame que “ le champ d’application de l’article 6, § 2, ne se limite pas à la seule hypothèse d’une atteinte à la présomption d’innocence provenant d’une autorité judiciaire, mais également aux atteintes émanant d’autres autorités publiques ”[17]. Concrètement, et bien que l’article 6, § 2 se situe dans un article consacré au procès, on ne peut plus limiter le domaine de la présomption d’innocence à l’existence d’une accusation pénale (même en donnant à celle-ci un sens très large) portée contre quelqu’un par “ l’autorité compétente ”, car il est évident que dans l’arrêt Allenet de Ribemont, le ministre de l’Intérieur n’était pas compétent pour “ notifier ” une accusation[18]. Point n’est besoin d’être justiciable pour bénéficier de cette protection.
La jurisprudence judiciaire française elle-même a renforcé la portée de la présomption d’innocence en en imposant son respect au membre d’une autorité publique, certes membre d’une autorité administrative indépendante, donc d’un organe doté de pouvoirs de sanction (en l’occurrence la COB et son président), mais dans une hypothèse où cette personne s’était exprimée publiquement sur le comportement d’une personne, alors qu’elle n’était chargée ni des poursuites ni du jugement au fond ; ce n’est donc pas sa qualité de juge qui fut retenue pour sanctionner son comportement, mais sa seule appartenance à cette autorité publique[19].
Ces extensions posent le problème de la conciliation du respect de la présomption d’innocence avec la liberté d’expression et le besoin d’informer, d’autant plus que, dans l’affaire Oury, le président de la COB tient de la loi un pouvoir d’information du public. D’ailleurs, dans l’affaire Allenet de Ribemont, la Cour européenne ne manque pas de relever que le respect de cette présomption “ ne saurait empêcher les autorités de renseigner le public sur les enquêtes pénales en cours, mais il requiert qu’elles le fassent avec toute la discrétion et toutes les réserves que commande le respect de la présomption d’innocence ” (§ 38). En somme, tout est dans le sens de la mesure, de l’équilibre, comme toujours en matière de droits procéduraux. C’est la liberté de la presse qui est ici en cause, mais le “ droit ” d’informer justifie-t-il tout et n’importe quoi ?
2) Lorsque les médias se livrent spontanément à un travail dit d’investigation qui les conduit à mettre en cause des tiers, la question de la liberté d’expression en concours avec la protection de l’innocence des tiers est plus délicate.
La Cour européenne des droits de l’homme, protège, de manière quasi-absolue, la liberté d’expression[20], y compris les sources des journalistes, sources qu’ils ne sont point obligé de révéler[21]. Mais si elle a condamné l’État belge pour procès inéquitable à l’encontre de deux journalistes qui avaient mis en cause l’impartialité de trois magistrats en prêtant à l’un d’entre eux des sympathies pour l’extrême droite[22], elle a aussi justifié la condamnation (à une peine d’amende de faible importance), par une juridiction autrichienne, d’un journaliste pour un article qui était susceptible d’influer sur l’issue d’une procédure pénale[23]. La motivation de la Cour montre combien elle est soucieuse de mettre un frein, sinon un terme, aux dérives de la justice médiatique : « si l’on s’habitue au spectacle de pseudo-procès dans les médias, il peut en résulter, à long terme, des conséquences néfastes à la reconnaissance des tribunaux comme les organes qualifiés pour juger de la culpabilité ou de l’innocence quant à une accusation pénale ». C’est ici l’émergence d’un principe de précaution appliqué aux journalistes. L’Angleterre semble aussi s’orienter vers un contrôle des médias par la technique du « contempt of Court » pour garantir le bon fonctionnement de la justice[24].

B) Côté justice
            On raisonnera à partir de quelques exemples, avant de montrer que tant le contexte judiciaire français que le contexte social ne sont guère favorables à une culture de loyauté et de vérité dans le domaine du champ des accusations pénales.
            a) Ce qui frappe dans toutes ces affaires outrageusement médiatisées, c’est l’insuffisance professionnelle et les manquements déontologiques de leurs protagonistes qui, ensuite, viendront se plaindre, se poser en victimes, lorsque leurs erreurs ou leurs fautes seront sanctionnées les unes par une chambre de l’instruction, les autres par l’organe disciplinaire ; la victimisation est un procédé commode d’évacuation de ses propres déficiences ; on n’est pas incompétent ou mauvais juge, on est victime du contrôle (injuste bien sûr) des autres. La procédure, dont il faut rappeler ici qu’elle est la sœur jumelle de la liberté, la gardienne éclairée, la sentinelle avancée de nos libertés fondamentales, est méprisée, violée ouvertement, contestée dans son principe. Excès de notre part dans un jugement qui serait par trop partiel et passionné ? Malheureusement non, comme les exemples suivants permettront d’en juger. Et plus l’affaire est médiatisée, plus les fautes déontologiques et les insuffisances professionnelles sont importantes et réciproquement ; on ne médiatise, généralement, que l’erreur, car ce qui compte, ce n’est pas la vérité mais le chiffre de vente du journal. Que l’on en juge par quelques  exemples récents.
            1) Ainsi, interrogé sur ses actes d’instruction maintes fois annulés par l’organe légitime de contrôle que constitue une chambre de l’instruction, le juge Eric Halphen répond « la procédure n’est pas une science exacte. Tout est question d’interprétation »[25]. Certes, la part d’interprétation est inhérente à la matière juridique, c’est même pour cela qu’on a besoin de bons juristes et que la science du droit est aussi l’art du difficile, mais réduire les annulations de procédure à une question d’interprétation, alors que les règles de nos codes de procédure civile et pénale sont tout de même assez claires et contraignantes et laissent peu de place au doute, c’est un peu court comme réponse ; c’est cacher sa méconnaissance de ces codes derrière l’apparence d’inéluctables divergences d’interprétation, alors que respecter un délai, une règle de saisine, une interdiction d’autosaisine, la communication d’un dossier aux avocats, ne supposent guère d’interprétation. Pour prendre un exemple dans l’activité professionnelle du juge qui a tenu ce propos, comment a-t-il pu convoquer comme simple témoin une personne dont il dit que tout laisse supposer qu’elle est directement impliquée dans la commission d’une infraction ? Tout étudiant en droit de deuxième année sait que le juge d’instruction ne peut pas entendre comme témoin celui contre lequel pèse de telles charges, qu’il doit l’entendre soit comme témoin assisté soit comme mis en examen, afin de le faire bénéficier des droits de la défense ; et le même étudiant en droit sait aussi que la sanction de la violation de cette règle éminemment protectrice des libertés est la nullité de la procédure ! Alors, il ne faut pas venir cacher ses insuffisances professionnelles derrière la pression politique et les magouilles des hommes politiques. Dans une affaire voisine, impliquant elle aussi le chef de l’Etat, aux dires en tout cas de la presse, le juge desmure a beaucoup mieux appliqué la loi et évité le piège de l’annulation de sa procédure ; constatant, en son âme et son conscience, que le chef de l’état était mis en cause comme auteur ou complice d’infractions, il ne va pas chercher à l’entendre comme simple témoin ; il va, tout au contraire, souligner que les charges justifieraient une mise en examen mais qu’en raison de la jurisprudence du Conseil constitutionnel alors applicable, il ne peut procéder à la notification de celle-ci ; à le convoquer comme simple témoin il savait qu’il prenait le risque, si l’intéressé y répondait, de provoquer ensuite l’annulation de toute sa procédure ; le droit est ici connu et appliqué à bon escient.
            2) Il est significatif à cet égard de constater que dans leur curieux « appel de Genève » du 1er octobre 1996, les magistrats qui ont rédigé ce manifeste ne réclamaient pas davantage de respect des droits de la défense (alors qu’en France au moins, la magistrature est la gardienne des libertés, selon le texte même de notre constitution), mais, tout au contraire, que les transmissions internationales d’actes de procédure se fassent directement de juge à juge, sans passer par les règles procédurales normales et que les voies de recours soient systématiquement réduites, pour ne pas dire supprimées, car elles seraient utilisées par les personnes mises en cause pour différer la communication des pièces d’une procédure ! On croit rêver : les règles de procédure, notamment les voies de recours sont faites pour protéger, pour contester les actes faits par un juge, le tout dans la perspective du respect des garanties dues aux citoyens dans une démocratie digne de ce nom. Largement médiatisé, complaisamment présenté dans la presse comme la résistance légitime des juges aux turpitudes des justiciables, cet appel est au contraire un acte attentatoire aux libertés fondamentales et doit être dénoncé comme tel. Bien peu l’ont dit[26].
            C’est un discours récurrent que celui de la gêne, de l’entrave que constituerait la procédure à l’action des juges d’instruction ; c’est oublier que la procédure est précisément faite pour protéger les citoyens contre les excès des juges ! C’est la protection des libertés qui est en cause.
            3) C’est un jugement sévère, pour ne pas dire plus, que porte la Cour d’appel de Paris[27] sur l’activité du juge ayant instruit l’affaire et sur les représentants du parquet dans l’affaire Jean-Luc Lagardère : « la réalité et l’utilité des prestations fournies par la société bénéficiaire aux sociétés débitrices en exécution des conventions conclues ne sont pas discutées » ; « aucun élément de l’instruction ne permet d’établir l’existence manifeste entre les prestations litigieuses fournies par la société bénéficiaire et le montant des redevances versées en contrepartie par les sociétés débitrices ». Cette affaire rappelle curieusement le jugement rendu par le tribunal correctionnel de Lyon le 10 mai 1996 dans l’affaire, déjà évoquée, des subventions municipales qui auraient été détournées de leur affectation, alors que « les transferts de fonds litigieux ne peuvent être considérés que comme la stricte exécution de la volonté des associations en cause, librement exprimée par leurs membres »[28], ce que le juge d’instruction et le Parquet savaient depuis le premier jour de l’audition des mis en examen, ceux-ci ayant produit les pièces justifiant du mandat régulièrement donné par les membres de l’association à leurs dirigeants. Dans ces deux affaires, les manquements professionnels sont patents : méconnaissance totale du droit pénal spécial, ce qui renvoie à la question de la formation des magistrats, sans même parler de la faute déontologique à occulter, intellectuellement s’entend, les documents produits et qui disculpaient les mis en examen. Aucune poursuite disciplinaire n’a été lancée contre les intéressés.
            b) Ces exemples s’insèrent dans un contexte judiciaire français qui, s’il ne faut pas généraliser, n’est guère favorable, au niveau de l’instruction et des poursuites en tout cas, à une culture de vérité et de loyauté, à la différence d’autres systèmes judiciaires, notamment anglo-saxon. Ils ne sont sans doute que la face émergée de pratiques enfouies au tréfonds des greffes, comme l’affaire dite des disparues de l’Yonne vient de le révéler dramatiquement, avec des sanctions auxquelles on n’était pas habitué et alors que pour beaucoup plus grave que cela (cf. supra, l’affaire du rapport « mensonger et diffamatoire » d’un procureur général où l’on n’est plus dans le seul domaine de la négligence) aucune poursuite disciplinaire ne fut jamais engagée contre l’intéressé. Cette affaire est sans doute le tournant de la vie judiciaire française, le signal fort donné aux juges que désormais tout n’est pas permis, tout n’est pas possible sans sanction.
            Cette culture de la déloyauté on en trouve trace à trois niveaux :
- celui du législateur qui, jusqu’à l’entrée en vigueur du nouveau code pénal le 1er mars 1994, acceptait que l’on puisse mentir devant un juge d’instruction et devant des OPJ, sans être inquiété pour faux témoignage (anciens articles 361 et 362). Quand on songe que le président Richard Nixon fut contraint de démissionner pour avoir menti (on se souvient de son surnom de Richard le menteur) et que le président Bill Clinton fut davantage poursuivi pour ses mensonges supposés que pour ses pratiques sexuelles, on mesure le gouffre entre nos deux cultures ! Mentir sous serment est une insulte à la liberté.
- Au niveau de la chambre criminelle de la Cour de cassation la déloyauté n’est pas toujours pourchassée avec vigueur ; si elle le fut dans la célèbre affaire Wilson  de 1888, on relève encore un arrêt du 4 juin 1997, par lequel elle juge qu’un témoin peut mentir au cours de son audition sur commission rogatoire, au motif que la parole est libre, interprétant abusivement l’immunité accordée par l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 aux discours prononcés et aux écrits produits devant les tribunaux, alors que ce texte a été conçu pour favoriser l’éclosion de la vérité, pas pour favoriser le mensonge. En l’espèce, le témoin prétendait ne pas être au courant d’une délibération municipale, alors que membre du conseil municipal, le P.V. de séance attestait de sa présence et de son vote favorable à ladite délibération et que son mensonge accréditait la thèse de la manipulation du budget par le maire et deux de ses adjoints, dont l’adjoint aux finances !
- Au niveau des pratiques judiciaires enfin, un Procureur de la République a-t-il pu écrire, en 1995, que si le témoin avait menti devant le juge d’instruction postérieurement à l’entrée en vigueur du nouveau code pénal (mensonge incriminable donc comme un faux témoignage), il l’avait fait de « bonne foi », ce qui excluait toute poursuite de sa part contre l’auteur des propos ! Ou encore, la disparition, niée pendant des années par le même procureur (attitude qui ne fut jamais sanctionnée au disciplinaire) d’un document qui aurait provoqué automatiquement le dépaysement d’un dossier, alors que le document avait été enregistré dans l’ordinateur du parquet et que c’est parce que l’intéressé usa de son droit de connaître le contenu de ce fichier informatisé, que le procureur dut avouer que ce document avait bien existé ! Que penser encore du procédé qui consiste à ne coter que tardivement des pièces entrées dans un dossier plusieurs mois auparavant, ce qui ne permet pas aux avocats d’en connaître immédiatement, donc de défendre avec efficacité leur client ? Que penser encore des écoutes placées dans un parloir de prison ou de la sonorisation d’un appartement que l’on vient de perquisitionner ? Ou du procédé qui consiste à redicter au greffier les réponses apportées par un mis en examen ou un témoin au juge d’instruction, sans lui permettre de lire en direct l’écran de l’ordinateur de ce greffier, au risque d’une déformation des réponses que la relecture quelques heures plus tard ne permettra pas toujours de rectifier ? Tout ceci n’est inspiré que par un seul souci, instruire à charge et à charge seulement ; il est significatif de souligner qu’à la veille de son départ de la magistrature, la juge Eva joly a reconnu que beaucoup d’instructions ne se déroulaient qu’à charge[29], accréditant ainsi, sans le vouloir, la thèse de la suppression du juge d’instruction pour le faire basculer dans le camp des autorités de poursuite (avec un discours récurrent contre la procédure[30] et contre la Cour européenne des droits de l’homme, spécialement[31]).
c) Le contexte social français lui-même éclaire ces dérives ; contrairement à ce que la France proclame haut et fort, elle n’est pas la seule et la première patrie des droits de l’homme, d’abord parce que les proclamations anglaise (Grande Charte de 1215) et américaine (Constitution de 1787) sont antérieures à notre Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ensuite parce que le culte de la primauté du droit n’est pas dans notre culture ; il faudra attendre la jurisprudence européenne fondée sur l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme pour que nous prenions conscience de notre retard en ce domaine et c’est seulement le 15 juin 2000 que notre procédure pénale fut enfin hissé au niveau des standards européens de protection des libertés. à contre épreuve, le vent de folie sécuritaire qui a soufflé, à droite comme à gauche, sur notre pays fin 2001 et début 2002, pour essayer de réformer, voire d’abroger les principales dispositions de la loi sur le respect de la présomption d’innocence. Nous sommes plus attachés à l’idée d’égalité qu’à celle de liberté et cet état d’esprit pèse, à l’évidence, sur la perception que nous avons de l’architecture du procès pénal. Nous préférons encore utiliser largement la mise en détention provisoire en violation du principe de liberté, plutôt que le contrôle judiciaire sous forme de consignation d’une caution, au nom de l’égalité entre riches et pauvres ; est-il toujours justifié de maintenir en détention provisoire des mis en cause dans des affaires financières, plutôt que de les libérer moyennant caution ?
Devenue objet de consommation courante par la grâce de la tentation médiatique, la Justice a perdu ses repères ; du fait même de l’activité d’une infime minorité relayée par des journalistes, elle se banalise et comme la mauvaise monnaie chasse la bonne, la Justice se dévalorise au contact d’un monde qu’elle devrait tenir à l’écart, de la même façon que ses membres devraient être prudents dans les relations qu’ils entretiennent avec leurs semblables et plus particulièrement avec ceux dont le métier n’est pas de révéler la vérité d’un procès, mais de vendre un bien comme un autre, en l’occurrence une Justice de l’apparence[32].



[1] V. Serge Guinchard, Les procès hors les murs, Mélanges Cornu, PUF, 1994. Le texte reste d’actualité.
[2] Bernard Beignier, la protection de la personne mise en examen : de l’affrontement à la collusion entre presse et justice, in Liberté de la presse et droits de la personne, Dalloz, collec. Thèmes et commentaires, 1997, p. 97. V. aussi, John Riggs, Les difficiles relations entre les médias et les tribunaux aux USA, Petites affiches, 21 nov. 1997, p. 12.
[3] Anne Chemin, Le Monde, 7 oct. 1997 (sondage CSA des 18 et 19 septembre 1997).
[4] Trib. Correc. Lyon, 5 juill. 1994 : Gaz. Pal. 25 mai 1994.
[5] TGI Paris, 3 avr. 1996 : Gaz. Pal. 1996, 584 et doctr. 1406, chron. J. Cl. Woog.
[6] Trib. correc. Lyon, 10 mai 1996, inédit.
[7] Sondage CSA des 18 et 19 septembre 1997, Le Monde, 7 oct. 1997.
[8] Selon Robert Badinter, Le Monde 21 janvier 2002, p. 1 et 17.
[9] Déclaration de Marie-Odile bertella-geffroy, in Où vont les juges, de Laurent Greisalmer et Daniel Schneidermann, Fayard éd., 2002, page 23.
[10] Les procès hors les murs, Mélanges Cornu, PUF, 1994.
[11] Trib. correc. Paris, 17ème ch., 9 mai et 21 nov. 1997 : Dr. pénal, fév. 1998, chron. 5, par V. Lesclous et Claire Marsat.
[12]Sur le soixantième anniversaire de cette loi en 1995, Olivier Da Lage, Le Monde, 2 et 3 avril 1995, p. 13.
[13] V. Le Monde, 1er avril 1995.
[14] Sur les affaires Jean-Christophe Mitterrand (Civ. 2ème, 5 fév. 1992) et François Léotard (TGI Paris, 13 et 28 oct. 1997), v. la chronique de J. Normand, RTDCiv. 1998, 972.
[15] Commission, avis du 3 oct. 1978, req. no 7986/77. – Avis du 17 déc. 1981, req. 8361/78, X c/ Pays-Bas.
[16] Somme que le requérant n’a jamais touché, car il devait 2,1 MF à Jean de Broglie et l’État français versa les 2 MF directement aux héritiers, ce que la Cour européenne, saisie en interprétation de son arrêt du 10 févr. 1995 a admis, CEDH, 7 août 1996 : Rec. 1996-III, no 12, p. 903 ; RTDH 1998, 65, note S. Marcus-Helmons.
[17] CEDH, 10 févr. 1995, Allenet de Ribement c/ France, § 36 ; Justices 1996-3, 248, obs. Flauss ; RTDH 1995, 657, note D. Spielman.
[18] Contra, Pradel et Corstens, Droit pénal européen, Dalloz 1999, no 352.
[19] Cass. com., 1er déc. 1998, affaire Oury.
[20] Par exemple, dans l’arrêt Oberschlick c/ Autriche, 1er juillet 1997 : Rec. 1997-IV, vol. 42, 1266 ; RTDH, 1998, 590, note Sylvie Peyrou-Pistouley (un journaliste qui avait été condamné pour avoir injurié un homme politique qu’il avait qualifié « d’imbécile » et de « crétin », subit une ingérence disproportionnée dans sa liberté d’expression).
[21] CEDH, 27 mars 1996, arrêt Goodwin c/ Roy. Uni : Rec. 1996-II, vol. 7, p. 483.
[22] CEDH, 24 fév. 1997, arrêt de Haes et Gijsels c/ Belgique : Rec. 1997-I, vol. 30, p. 198 ; JDI, 1998, 174, obs. Sandrine Barbier (inéquité du procès en raison du refus de la juridiction que les journalistes produisent leurs documents).
[23] CEDH, 29 août 1997, arrêt Worm c/ Autriche : Rec. 1997-V, vol. 45, 1535 ; RTDH 1998, 609, note Antoine Berthe
[24] Joëlle Godard, Rev. sc. Crim., 200, 367.
[25] L’Est républicain du 7 mars 2002.
[26] . V. cependant Gilbert Azibert in Où vont les juges, op. cit. qui déclare, page 218, qu’il n’aurait pas signé ce texte.
[27] Paris, 25 janvier 2002 : Gaz. Pal. 26 fév. 2002, note Y. Monnet.
[28] Cf. Le casier judiciaire de la République, par Bruno Fay et Laurent Ollivier, Ramsay éd., 2002, p. 139-140.
[29] In Où vont les juges ? op. cit. page 101-102.
[30] Ibid. pages 88, 90, 91, 94, 95.
[31] Ibid. pages 95-96.
[32] Ce qui nous permet de terminer par un clin d’œil à la thèse de Jean Calais-Auloy.



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