mardi 30 mai 2017

BELLES PAGES 38: L'AFFECTATON DES BIENS

PAGE DE GARDE

PRÉFACE DE ROGER NERSON

COMPTE-RENDU DE L'OUVRAGE
Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998.

Ouvrage recensé :
Serge GUINCHARD, L'affectation des biens en droit privé français, Bibliothèque de droit privé,
Tome 145, L.G.D.J., Paris, 1976, 429 pages.
par Maurice Tancelin
Les Cahiers de droit, vol. 18, n° 4, 1977, p. 950-952.

L'affectation est un procédé technique original d'utilisation des biens. Monsieur
Guinchard arrive à cette conclusion au résultat d'une étude systématique qui fait
passer cette notion du stade de fondement d'autres institutions, telles que le patrimoine et la subrogation réelle à celui d'une institution autonome. Pour y parvenir, il part d'une notion fonctionnelle de l'affectation : « affecter veut dire soumettre un bien à un usage déterminé » (p. 15).
« Tout repose donc sur la notion d'usage ». Le domaine de l'institution est indiqué par la Chronique bibliographique 951 dualité des buts possibles de l'affectation (lère partie), de même que son régime juridique est caractérisé par la dualité de ses techniques de réalisation (IIe) partie).

I — Le domaine de l'affectation est étudié selon un plan dicté par la caractéristique essentielle de l'institution qui est celle du but visé par la volonté de l'auteur de l'affectation. Monsieur Guinchard regroupe dans cette première partie les différentes hypothèses d'affectation autour du principe de finalité, pour en souligner l'importance dans l'élaboration du droit. Un point commun tout à fait remarquable avec la conception défendue par monsieur J.C. Smith dans son ouvrage Legal Obligation, analysé dans les mêmes colonnes. L'affectation sert essentiellement à deux fins : l'exploitation des biens (affectations réelles) et la protection des personnes (affectations personnelles). La fonction d'exploitation des biens se réalise soit par l'affectation d'un bien à un autre bien : servitudes, copropriété des parties communes, immeubles par destination, soit par des affectations réalisant en elles-mêmes une fonction d'exploitation artisanale, commerciale, industrielle, rurale ou civile : on retrouve à ce propos des notions nouvelles, comme les concessions
immobilières (p. 81) ou l'épargne-logement (p. 86), sans oublier la législation sur les baux d'habitation (p. 83), qui commence à avoir un équivalent sérieux au Québec. La fonction de protection des personnes vise le titulaire d'un droit (créance alimentaire) comme celle des tiers, pour lesquels l'auteur distingue les affectations personnelles qui, d'une part, tiennent à l'existence d'un lien d'affection soit pour le bénéficiaire individuel d'une libéralité, soit pour le groupe familial (droit civil des libéralités, des successions et des régimes matrimoniaux et droit social de la famille) et celles qui, d'autre part, existent en dehors de tout lien d'affection, pour la protection de certains créanciers (sûretés réelles et fonds de limitation en matière maritime, auquel on peut ajouter au Canada l'équivalent en matière nucléaire). 

 II — Le régime juridique de l'affectation se caractérise aussi par une dualité de techniques : celles qui sont propres aux affectations réelles ou aux affectations personnelles et celles qui sont communes aux deux. Les premières découlent logiquement de la définition de l'affectation. Le choix d'un but pour l'usage d'un bien emporte l'idée d'un maintien, d'une durée de réalisation, que l'auteur appelle permanence. Ces techniques de permanence varient selon que l'affectation est réelle ou personnelle (inaliénabilité, subrogation réelle, droit de suite, insaisissabilité, indivisibilité).
Au-delà des divergences classiques entre ces techniques quant aux restrictions de pouvoirs qu'elles comportent (simple restriction au droit d'usage et de jouissance des biens affectés ou bien indisponibilité et insaisissabilité), l'auteur apporte une contribution originale à la connaissance de ces notions en recherchant leurs points de convergence. Les techniques communes aux affectations réelles et personnelles ne sont pas une suite logique de la notion d'affectation mais des instruments de politique juridique utilisés par le législateur ou le juge pour promouvoir certaines fins, telles que la défense de l'intérêt collectif des individus, de la famille, de certains groupes de créanciers, des co-propriétaires, des salariés et des apporteurs de capitaux. Cela amène naturellement l'auteur à confronter la notion d'affectation à celle de patrimoine, dont l'unité théorique se trouve de plus en plus compromise. À ce premier groupe d'affectations de promotion, l'auteur ajoute celles jugées socialement ou économiquement utiles (techniques fiscales et financières de faveur, qui ont leur équivalent au Canada, et, techniques civiles, telles que l'indexation des créances alimentaires et, depuis peu, indemnitaires, par suite d'une évolution jurisprudentielle remarquable). Au regard du droit civil, on se trouve devant une de ces grandes thèses qui jalonnent l'histoire de la doctrine française depuis la fin du siècle dernier. Le droit civil s'enrichit d'une nouvelle institution, dans un domaine où son arsenal technique est déjà très diversifié par rapport à la common law. À ce propos, on se permettra de formuler, non pas une critique (le titre de l'ouvrage est très explicite à cet égard), mais un regret : c'est que l'auteur n'ait pas utilisé la méthode comparative, à l'extérieur du système romano-germanique. Une seule mention du trust et de la fiducie québécoise (p. 128), c'est bien peu dans une thèse de cette envergure. On reconnaît qu'il s'agissait de construire une nouvelle théorie en droit civil et que les éléments de comparaison manquaient de ce côté-là. Maintenant qu'ils existent il y a place pour une étude comparative de l'affectation et du trust à laquelle on apportera une première pierre en signalant une infériorité de l'affectation par rapport au trust du fait qu'elle ne constitue pas une obligation réelle en matière de donation avec charge : « l'acquéreur du bien transmis c'est-à-dire le sous-acquéreur n'est pas "tenu directement d'exécuter la charpe » (p 317) contrairement à «l'acquéreur devenu ' propriétaire légal (at law) des biens [en trust], qui en est en même temps le trustee et doit à son tour comme son ayant cause les exploiter dans l'intérêt des bénéficiaires du trust » (R. DAVID, Les grands systèmes de droit comparé, Précis Dalloz, 16e édition 1974). Contrairement à ce que pourrait laisser croire son titre, cet ouvrage n'est pas seulement destiné à ceux qui s'intéressent au droit des biens. Il traite de questions de droit des libéralités, des régimes matrimoniaux, des successions, des obligations et, au-delà du droit civil, de droit  commercial, de droit social, de droit fiscal et même de droit maritime : en somme, de quoi faire réfléchir les inconditionnels de la spécialisation à outrance.
Maurice TANCELIN

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